l’histoire oblieè des penseès africaines


Pourquoi l'Histoire de l'Afrique est-elle méconnue ? Entretien avec François-Xavier Fauvelle


Les philosophes de l’Égypte antique, les savants du Tombouctou médiéval, le rationaliste éthiopien Zera Yacob et la conseillère politique nigériane Nana Asma’u témoignent du prestige oublié des pensées d’Afrique.
Je pourrais entamer ce récit en de multiples lieux, car il est possible de faire remonter la longue histoire des pensées africaines à au moins quarante-quatre siècles. Mais aucun texte ne suscitant en moi autant d’échos que les « Lamentations d’Ankhu », vieux de 3 700 ans, je le choisis pour ouvrir ce parcours.
Écrit en hiératique, l’écriture cursive classique d’une ancienne civilisation africaine, sur une terre que ses habitants appelaient Kemet, la « Terre noire », ou Ta Mery, la « Terre aimée », ce texte nous vient du pays connu sous le nom d’Égypte.
La Grèce antique à l’école de l’Égypte
Les « Lamentations d’Ankhu » est une œuvre sur les troubles qui affectaient alors la cité d’Héliopolis, « Ville du Soleil » située sur le Nil. Il est probable qu’Ankhu vécut durant la XIIIe dynastie, vers l’an 1700 avant notre ère. Mais il semble en phase avec notre vécu : « Je rumine ce qui s’est passé… Le pays est plongé dans la confusion et cela me blesse… Tout respect a disparu, et les seigneurs du silence sont violentés. Même si le Soleil se lève chaque matin, mon visage se détourne en souffrance de ce que je vois. Je me dois de donner voix à ces peines. »
L’auteur, Ankhu, était un des fils du sage Seni, et son nom complet était Khakheperraseneb. Il mit des mots sur les événements de son temps, et ce temps fut celui des désordres : Isfet (le Chaos) avait détrôné Maat (la Justice, l’Ordre). C’est ainsi qu’Ankhu s’élève contre les fake news proférées à son époque. Il s’efforce d’atteindre le cœur de ses lecteurs, et ce cœur bat en Kemet, l’Égypte, terre symbole de vie et de conscience : « J’ai parlé honnêtement de ce que j’ai vu. Si j’étais le seul à savoir ce que d’autres ignorent, ce qui n’est dit par personne, je le dirais, mon cœur me répondrait et je pourrais alors parler de ma tristesse. »
Cela ne devrait surprendre personne que les mots d’une ancienne civilisation africaine puissent nous toucher. Les Grecs de l’Antiquité considéraient que l’Égypte jouissait d’une culture bien plus ancienne que la leur. Et c’était vrai. Des scribes écrivaient en Égypte plus de deux millénaires avant la naissance de Socrate. C’est pourquoi Platon écrit, dans son Phèdre, que les Égyptiens « inventèrent les nombres et l’arithmétique… et, plus important que tout, les lettres ». Et Socrate de surenchérir, dans le Timée de Platon, citant les sages de l’antique Égypte s’adressant à Solon, celui qui apportera la loi à Athènes, venu à eux afin d’apprendre : « Sache, Solon, que vous autres Grecs êtes des enfants. »
Isocrate, né en -436, l’un des fondateurs d’une célèbre école de rhétorique d’Athènes, avait seize ans de plus que Platon. Dans son Busiris, il écrit que « tout le monde s’accorde à dire que les Égyptiens sont de tous les hommes ceux qui ont la meilleure santé et la vie la plus longue. Et qu’en ce qui concerne l’âme, ils sont à l’origine de la discipline philosophique. » Il ajoute que les anciens auteurs grecs ont voyagé en Égypte en quête de connaissances. Et que l’un d’entre eux fut Pythagore, " le premier à apporter aux Grecs connaissance de toute philosophie "».
Certes, de telles citations sont étrangères à la culture des Européens modernes, tant nous sommes influencés par les jugements eurocentrés diffusés par des savants tel Hegel, qui écrivait au 19e siècle que « les plus anciens renseignements que nous ayons sur cette partie du monde (l’Afrique) disent la même chose. Elle n’a donc pas, à proprement parler, une histoire. » Depuis deux siècles, le grand récit de la colonisation a influencé notre perception, faisant par exemple de l’Égypte une civilisation hors d’Afrique. Rares furent ceux qui protestèrent lorsqu’un acteur danois incarna le dieu Horus dans le péplum hollywoodien Gods of Egypt (2016).
Mais l’Égypte, Kemet, n’a jamais été européenne. Des tests ADN récents ont montré que des Égyptiens anciens pouvaient être d’origine subsaharienne. Ainsi d’une étude qui, en 2018, analysant les momies des demi-frères Nakht-Ankh et Khnum-Nakht, deux dignitaires ayant vécu au 19e siècle avant notre ère, a révélé qu’ils appartenaient à un haplotype probablement originaire d’Afrique subsaharienne. Une autre étude menée sur la dépouille de Ramsès III, qui fut au 12e siècle avant notre ère le dernier grand souverain du Nouvel Empire, pointe que ses origines seraient à chercher dans la Corne de l’Afrique, région au sud-est de l’Égypte, actuels Soudan, Éthiopie et Somalie, connue alors comme « le pays de Pount » ou « Terre du dieu ».
Dès lors, quand nous fouillons l’impressionnant corpus de textes égyptiens, nous devrions faire attention à ses caractéristiques distinctement africaines. C’est de cette façon que l’on peut apprécier les maximes de L’Enseignement de Ptahhotep, le plus vieux manuscrit préservé de ce vizir du 19e siècle avant notre ère. Sa sagesse nous incite déjà à « suivre notre cœur ». Nous pouvons aussi lire le chef-d’œuvre Le Dialogue du désespéré avec son bâ, dans lequel un homme se dispute avec sa personnalité / âme (bâ), dans des échanges qui le voient se plaindre de la misère qu’est l’existence, tandis que son esprit réplique que la vie n’est que bonheur, qu’il devrait méditer là-dessus plutôt que de se plaindre de subir un enterrement misérable.
Du statut des femmes au temps des pharaons
Nous pouvons aussi nous plonger dans le Papyrus d’Ani, rédigé par un scribe du 13e siècle avant notre ère, qui donne des conseils à l’homme ordinaire. Ou La Satire des métiers, connu aussi sous le titre de l’Enseignement de Khéty, dans lequel celui-ci s’efforce de convaincre son fils Pepy d’aimer les livres plus que sa mère, car il n’y a rien de plus exaltant sur Terre que d’être un scribe.
Notons au passage que si les femmes, en Grèce, étaient dépourvues de droits, celles d’Égypte bénéficiaient d’un meilleur statut. Hérodote le note, lui qui visite le pays au 5e siècle avant notre ère : « Les Égyptiens eux-mêmes, dans leurs manières et coutumes, semblent avoir inversé les pratiques communes de l’humanité. Par exemple, les femmes vendent sur les marchés et sont employées dans les commerces. »
Probablement Hérodote force-t-il le trait, mais nous savons que des Égyptiennes possédaient des biens fonciers, pouvaient acheter des terres, et jouissaient de droits égaux aux hommes en matière de justice. Tout cela contrastait avec la situation en Grèce. Une preuve des droits des femmes est fournie par le testament de la dame Naunakhte, daté de novembre 1147 avant notre ère, où elle se décrit comme « une femme libre du pays de Pharaon ». Elle possédait une impressionnante bibliothèque de papyrus, dont le Livre des rêves – la plus vieille interprétation de rêves que nous connaissions au monde. Dans ce testament contresigné par quatorze témoins, Naunakhte déshérite trois de ses huit enfants adultes, sous prétexte qu’ils ne prennent pas assez soin d’elle.
L’influence de la culture égyptienne se répandit loin, bien au-delà des pays limitrophes. Née en Afrique occidentale, quelque part entre les actuels Gambie et Ghana, Phillis Wheatley (1753-1784) fut enlevée à l’âge de 8 ans, pour être vendue comme esclave à Boston, États-Unis. Elle devint dès son adolescence une poétesse et écrivaine prolifique et internationalement reconnue, en puisant son inspiration dans l’histoire égyptienne et éthiopienne. Dans le mouvement abolitionniste, la grandeur de l’Égypte africaine permettait d’évoquer l’espoir de temps meilleurs, comme le rappelle David Walker, Afro-Américain né libre d’un père esclave, lorsqu’il écrit en 1829 dans son « Appel aux peuples de couleur du Monde » : « Je mentionnerai simplement que les Égyptiens étaient des Africains, ou des peuples de couleur, comme nous – certains bronzés et d’autres sombres de peau –, mixture d’Éthiopiens et d’indigènes d’Égypte, semblables en cela aux peuples de couleur des États-Unis d’aujourd’hui. »
Les Lumières d’Éthiopie
C’est ainsi que l’Égypte et l’Éthiopie en vinrent à incarner l’espoir des opprimés. Alors que l’Égypte peut être présentée comme la plus grande des civilisations de l’histoire, l’Éthiopie est le pays qui peut se flatter d’héberger la communauté chrétienne la plus ancienne au monde. Des pièces de monnaie en atteste, frappées vers 330 par le roi Ezana, ce sont les plus anciennes que l’on connaisse à arborer la croix du Christ. Mais après tout, dans les Actes des Apôtres, n’est-il pas mentionné que Philippe l’évangéliste baptise un riche aristocrate éthiopien, trésorier de la reine africaine Candace, régnant sur ce qui est possiblement le Soudan contemporain.
C’est pour diffuser le message du Christ sur les plateaux d’Éthiopie qu’il y a près de seize siècles fut inventée une écriture, le guèze. Les plus anciens manuscrits en guèze que nous connaissons sont les deux Évangéliaires de Garima, version éthiopienne des Évangiles. Il est aussi dit que ces deux manuscrits seraient les plus anciens écrits chrétiens enluminés et conservés dans leur intégralité. Plus tard, au 14e siècle, est rédigée l’épopée nationale du Kebra Nagast, qui narre entre autres légendes la visite de la reine de Saba, Makeda d’Éthiopie, au roi Salomon.
La littérature guèze est complexe : on y lit des hagiographies (gädle) de gens hors du commun, telle cette biographie de la sainte indigène Walatta Petros (1592-1642), une abbesse qui fonda des ordres monastiques éthiopiens et combattit contre les Portugais – un livre rédigé par un certain Galawdewos en 1672, récemment traduit en anglais par Wendy L. Belcher.


Soustraire l'Afrique de la pensée coloniale


Mais le plus extraordinaire reste cette merveilleuse Enquête en Raison (Hatäta) écrite en guèze par le philosophe Zera Yacob (1599-1692). Ce contemporain éthiopien de René Descartes utilise une méthode rationnelle, « cartésienne », afin de questionner l’édifice des règles illogiques partagées par toutes les religions abrahamiques. Il statue ainsi que des traditions qui insistent sur l’impureté des femmes ayant leurs règles menstruelles sont contre nature et s’opposent au Créateur, parce qu’elles « entravent le mariage et polluent la vie entière d’une femme, dévoient la loi de l’aide réciproque, perturbent l’éducation des enfants et détruisent l’amour conjugal. » Et Zera Yacob de stipuler plus loin que « homme et femmes sont égaux dans le mariage ».
Walda Heywat, disciple de Zera Yacob, écrivit aussi une Enquête (Hatäta). Ce texte est un peu moins radical et plus porté vers la tradition. Reste que dans son chapitre 24, l’auteur défend qu’un homme ne devrait pas chercher sa seule satisfaction dans l’acte sexuel, et s’adressant à son lecteur, il lui intime la consigne de toujours se préoccuper de ce que « la joie (de ton épouse) ne soit pas moindre que la tienne ».
Il est remarquable de constater que ces textes des Hatäta ne sont toujours pas traduits en français, même s’ils sont hébergés depuis 1903 à la Bibliothèque nationale de France, dans la collection léguée par l’explorateur et polymathe Antoine Thomson d’Abbadie. Au long du 20e siècle, plusieurs savants européens ont soutenu que ces textes ne pouvaient simplement pas être l’œuvre d’Africains – sans pouvoir apporter d’arguments autres que leurs préjugés. Et ces mythes d’une Afrique incapable de penser de manière autonome exercent encore des effets préjudiciables sur les esprits aujourd’hui.
Mais élargissons notre enquête jusqu’au Mali. Consultons l’explorateur Hassan al-Wazzan, dit Léon l’Africain, natif de Fez (Maroc), qui écrit à propos de Tombouctou en 1510 : « Il y a ici plus de profit qui se fait du commerce des livres que de tout autre négoce. » En son temps, Askia Mohammed I (1443-1538), empereur du Songhaï, soutenait l’enseignement des sciences à l’université islamique de Sankore à Tombouctou. Il en résulta de remarquables savants, tel le jurisconsulte Ahmed Baba (1556-1627). Un des ouvrages les plus connus d’alors est L’Histoire du Soudan (Tarikh al-Sudan) d’Abderrahmane Es Saâdi (1596-1656).
Dans la seule Tombouctou, les écrits médiévaux rapportent qu’il y eut 700 000 manuscrits. 100 000 sont encore conservés de nos jours, et ils traitent d’une multitude de disciplines, art, médecine, science, religion et philosophie. Certains ont été rédigés dès le 12e siècle, et la majeure partie est écrite en arabe. Rares sont les ouvrages traduits à ce jour en anglais ou français. Une exception : les admonitions, poèmes et maximes philosophiques de l’auteure musulmane Nana Asma’u (1793-1864), conseillère politique du califat de Sokoto, situé au nord de l’actuel Nigeria. Asma’u parlait couramment peul et haoussa, et elle écrivit ses livres – plusieurs s’opposent frontalement au sexisme des dirigeants mâles – en écriture arabe. Ses œuvres ont été pour partie traduites en anglais par Beverly et Jean Boyd.
En sus de ces manuscrits d’Afrique de l’Ouest, nous disposons de milliers de textes en méroïtique, langue du royaume de Kush, situé dans l’actuel Soudan, écrits entre 200 avant notre ère et 500 après. Le méroïtique est un script alpha-syllabique de 23 lettres, dont 4 voyelles, 15 consonnes et 4 signes syllabiques, incomplètement déchiffré à ce jour.
Nous sommes très loin, à ce jour, de pouvoir partager l’ensemble de ce riche héritage de la littérature africaine ancienne. Mais en ce 21e siècle, il est fructueux de méditer ce que nous dit Ankhu dans ses lamentations d’il y a 3 700 ans, en un texte restitué par Toby Wilkinson dans Writings from Ancient Egypt (2016) : « L’esprit n’accepte pas la Vérité / Il n’y a jamais de patience dans la réplique à une opinion – car un homme n’aime rien autant que ses propres mots / Tout le monde déforme son cœur / Et la parole honnête est
orpheline. » ●


L'Histoire générale de l'Afrique, avec qui ? Avec l'Unesco ! #HGA épisode 2



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