Socrate, le maître de la Grèce
Socrate savait remuer le couteau dans la plaie des préjugés. Une attitude provocatrice qui lui a valu d’être condamné par sa propre cité, Athènes… Et qui fonda sa renommée.

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La Mort de Socrate, par Jacques-Louis David. 1787. Metropolitan Museum of Art, New York • WIKIMEDIA COMMONS


« Comme un taon sur le flanc d’un cheval un peu mou. » C’est ainsi que Socrate résumait son rôle d’agitateur infatigable, œuvrant au sein de la cité athénienne. Jusqu’à sa condamnation à mort en 399 av. J.-C., le philosophe n’eut de cesse de titiller ses concitoyens, au gré de discussions publiques où ses interlocuteurs, interrogés dans le cadre de son art d’accoucher les esprits, se voyaient finalement piégés dans leurs propres contradictions et leurs préjugés.
Pieds nus dans les rues
Des échanges de rues, d’échoppes et de portiques, où « on lui répondait à coups de poing et en lui tirant les cheveux, et la plupart du temps il faisait rire de lui avec mépris », rapporte Diogène Laërce. Impassible et patient, Socrate vécut 70 ans à Athènes, qu’il ne quitta que très rarement, au point que Platon le dit ancré dans sa cité plus que les impotents, les aveugles et les invalides. Issu de l’union d’un sculpteur et d’une sage-femme, Socrate s’empara du savoir-faire maternel pour sa propre maïeutique philosophique.
Né en 469 et mort en 399, Socrate vécut les grands moments de l’Athènes dite du siècle de Périclès : l’apogée impérialiste, la guerre du Péloponnèse et la chute de la cité, dont le gouvernement démocratique fut ébranlé à deux reprises par des crises oligarchiques. Dans cette Athènes classique où il brilla tout en exaspérant, Socrate fut un citoyen comme les autres et remplit les devoirs qui lui incombaient. Soldat hoplite, il s’illustra lors de la bataille de Potidée, en 432, où il sauva la vie de son jeune amant Alcibiade, qui raconte dans Le Banquet avec émoi le souvenir des exploits de son maître, endurant sans ciller le froid et habitué à ne porter qu’un vieux manteau et à déambuler pieds nus.
« Ce maudit personnage est une insulte aux fabricants de peaux », nous dit Diogène Laërce, ironisant sur cette austérité vestimentaire ; Aristophane le dépeint comme un « estomac frugal, qui sait se serrer la ceinture et dîner d’un pissenlit ». Citoyen encore, en 406, lorsqu’il se retrouva « épistate des prytanes », soit revêtu du rôle éminemment important d’organiser les votes à l’Assemblée d’Athènes. Ce jour-là, il fut le seul à refuser d’apporter sa voix, après le jugement en bloc, et donc contraire au droit athénien, des généraux vainqueurs à la bataille des Arginuses. Ces derniers n’avaient pas rapatrié les corps des soldats tombés à l’eau lors de la bataille, et furent accusés de sacrilège.


SOCRATE - La maïeutique 📏


Scène de ménage sur l’agora
Citoyen donc, mais aussi compagnon et père de famille ; Socrate eut trois enfants. Le débat demeure sur le statut juridique des deux unions qu’il contracta ; peut-être eut-il d’abord pour compagne Xanthippe, mère de Lamproklès, puis pour épouse légitime une descendante d’Aristide le Juste, Myrto, mère de Ménéxénos et Sophronisque. Si l’on n’a guère de renseignements sur Myrto, Xanthippe est dépeinte comme une femme acariâtre ; prompte à insulter Socrate, elle n’hésita pas à lui arracher ses vieilles penailles en pleine agora et à lui déverser une bassine sur la tête au cours de l’une de leurs fréquentes disputes. Xanthippe supportait mal l’impécuniosité de son ménage ; Socrate passait en effet pour être pauvre et pour refuser tout salaire pour ses enseignements, ce qui le distinguait des sophistes.
Cependant, assez riche pour être hoplite, Socrate jouissait probablement de revenus fonciers. Sa pauvreté était en tout cas légendaire, et il la mettait en scène, au point que Xanthippe lui réclamait de dépenser davantage pour les repas des Dionysies et exprimait son embarras lors de dîners partagés avec de riches Athéniens. Impassible, Socrate aurait enduré la mauvaise humeur de Xanthippe, expliquant au philosophe Antisthène qu’après avoir dompté une telle jument, il pouvait affronter l’ensemble de ses interlocuteurs… Et, selon Diogène Laërce, quand Alcibiade lui conseilla de s’en défaire, Socrate concéda qu’il s’était habitué à ses cris comme au grincement continuel d’une poulie et qu’Alcibiade lui-même s’accommodait bien du criaillement de ses oies. Certes, répondit Alcibiade, mais au moins les oies lui donnaient des œufs et des oisillons. Tout comme Xanthippe, dit alors Socrate à son jeune élève.
L’enseignement de Socrate fut une telle révolution dans l’Athènes classique que, lors de son procès, il fut accusé de corrompre la jeunesse en distendant les liens familiaux.
Antisthène comme Alcibiade furent en effet les disciples de Socrate, dont l’enseignement constitua une révolution, voire une subversion, dans l’Athènes classique. L’opinion athénienne, contrairement à Platon, ne fit guère de distinction entre Socrate et les sophistes, ces nouveaux maîtres de savoir qui firent irruption dans la cité à partir des années 450. Dans la pièce comique d’Aristophane, Les Nuées, jouée en 423, Socrate incarne un maître charlatan à la tête d’une école peu recommandable, où les fils apprennent à contester l’autorité paternelle. Chez Aristophane toujours, la jeunesse qui « socratise » est peuplée de jeunes gens qui ne se lavent plus, ne fréquentent plus le gymnase et « laconisent », c’est-à-dire adoptent une attitude assez peu démocratique…
Lors de son procès, Socrate fut accusé de corrompre la jeunesse, et il est avéré que Socrate prônait une certaine relativité des liens familiaux et une autonomisation des fils par rapport à leur père. N’avait-il pas offensé l’un de ses accusateurs, Anytos, en lui recommandant d’éviter que son propre fils ne suive les traces avilissantes de son père, travaillant dans la tannerie ? Xénophon l’admet : son maître prodiguait un enseignement à des disciples qui lui étaient voués corps et âme et qui ne le lâchaient pas d’une semelle, tout en marchant pieds nus comme lui.
Cette relation fusionnelle reprenait les codes du compagnonnage homoérotique masculin, comme on le lit sans ambiguïté dans le Lysis, où Socrate déboule au gymnase afin de converser sur l’amitié avec le jeune éphèbe. Mais le philosophe savait aussi bousculer les codes sexuels : Alcibiade témoigne ainsi des pièges pédagogico-érotiques tendus par Socrate l’éraste qui, au moment où le jeune disciple allait lui céder, se rétracte et refuse tout commerce charnel, endossant ainsi le rôle de l’éromène farouche. Bref, malgré le portrait qu’en fait Sénèque, « un homme très laid au nez camus, au front dégarni, aux épaules poilues et aux jambes arquées », Socrate subjuguait ses élèves et, selon Xénophon, les pères en éprouvaient une grande jalousie.


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Contre le poids du nombre
Pour les Athéniens, la corruption de la jeunesse par Socrate dépassa l’horizon des réunions philosophico-sulfureuses du maître. Socrate fit aussi les frais des frasques politiques de ses disciples, au premier chef Alcibiade et Critias. Alcibiade, jeune aristocrate ambitieux et soupçonné d’appartenir à une faction antidémocratique, avait trempé en 415 dans une histoire trouble de sacrilèges qui effraya les Athéniens, alors en pleine expédition de Sicile ; condamné à mort par contumace, Alcibiade déserta et, traître transfuge, se réfugia à Sparte. Le second, Critias, fut l’un des 30 tyrans qui mirent Athènes à feu et à sang en 404-403. Socrate lui-même n’était-il d’ailleurs pas resté à Athènes, alors que la démocratie avait été renversée ?
Ce comportement, comme bien d’autres, valut à Socrate d’être considéré comme un misodêmos, un « ennemi du peuple », voire un tyrannikos, un ami des tyrans, comme le désigne Polycrate, un sophiste auteur d’un pamphlet datant des années 390 et justifiant la condamnation du maître. Xénophon et Platon en témoignent, Socrate critiqua vertement deux fondements essentiels de la démocratie athénienne : le principe de majorité et le tirage au sort. Il affirmait ainsi que « c’est folie de choisir avec une fève les magistrats d’un État, tandis que personne ne voudrait employer un pilote désigné par une fève, ni un architecte, ni un joueur de flûte ». Il déplorait encore qu’on laisse les passagers d’un navire commander au détriment du capitaine, le seul à maîtriser l’art de la navigation. Le philosophe condamna autant l’ignorance du peuple que le poids du nombre. Partisan du gouvernement de ceux qui détiennent le savoir, Socrate ne pouvait qu’irriter ses concitoyens démocrates ; en 399, le cheval mou eut finalement raison du taon.
Pour en savoir plus
Socrate, de Louis-André Dorion, Que sais-je ?, 2018.
Qu’est-ce que la philosophie antique ?, de Pierre Hadot, Gallimard (Folio), 2015.
Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, Le Livre de Poche, 2009.
Mémorables, Xénophon, Les Belles Lettres, 2015.


Socrate ou la pensée magique / Maître et contremaître





Chronologie
423 av. J.-C.
Aristophane représente Socrate dans sa comédie Les Nuées. En 422, le philosophe combat contre Sparte à Amphipolis.
420 av. J.-C.
Parce que l’oracle de Delphes a déclaré qu’il était le plus sage des hommes, Socrate redouble de travail.
412 av. J.-C.
Socrate rejette l’invitation du roi Archélaos de Macédoine à venir à sa cour, où vivent déjà Agathon et Euripide.
404 av. J.-C.
Socrate désobéit à l’ordre de capturer le démocrate Léon de Salamine pour le livrer au régime des Trente d’Athènes.
399 av. J.-C.
Accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse, Socrate est condamné à mort. Sa peine est de boire la ciguë.
380-375 av. J.-C.
Platon, disciple de Socrate, écrit son dialogue Phédon, dans lequel il attribue à son maître la théorie de l’âme immortelle.
L’opinion de la majorité
Dans son Criton, Platon recrée un dialogue entre Socrate et Criton, au cours duquel le philosophe réfute l’idée de son élève sur l’importance à accorder à l’opinion des autres. « Quand il s’agit du juste et de l’injuste, du laid et du beau, du bien et du mal, dont nous délibérons à présent, est-ce l’opinion du grand nombre que nous devons suivre et craindre, ou celle du seul juge compétent, s’il en est un ? Et ce juge unique, ne devons-nous pas le respecter et le craindre plus que tous les autres ensemble ? Car si nous ne lui obéissons pas, nous corromprons et gâterons ce qui, comme nous le disions, s’améliore par la justice et se perd par l’injustice. » « Il ne faut donc pas, mon excellent Criton, nous mettre si fort en peine de ce que la multitude dira de nous, mais bien de ce que l’homme compétent sur le juste et l’injuste, notre seul juge, et la vérité même en pourront dire. Ainsi tu engages mal la discussion, en avançant d’abord que nous devons nous inquiéter de l’opinion de la foule sur le juste, le beau, le bien et leurs contraires. »
Haro sur les sophistes
Dans le Protagoras, Socrate interpelle un ami en route vers la demeure du célèbre sophiste pour y suivre son enseignement. « Sais-tu bien à quels risques tu t’en vas exposer ton âme ! Est-ce que, si tu devais confier à quelqu’un ton corps, le sentiment du risque auquel tu exposes celui-ci […] ne te ferait pas examiner avec un soin minutieux si tu dois ou non le lui confier, ne te ferait pas appeler en consultation tes amis et tes proches […] ? » « Et, au contraire, pour ce que tu estimes à plus haut prix que ton corps, je veux dire ton âme, pour ce en quoi réside toute possibilité de bonheur ou de malheur dans les choses qui te concernent, […] au contraire, dis-je, quand il s’agit de cela, tu ne te consulterais ni avec ton père, ni avec ton frère, ni avec aucun de nous, qui sommes tes familiers, pour savoir si tu dois [ou non] confier ton âme à cet étranger qui vient d’arriver ! »
L’homme supérieur à l’animal
Xénophon, dans ses Mémorables, fait référence à l’idée du philosophe sur la supériorité humaine face aux animaux. « Comment ! Tu ne crois pas qu’ils en aient souci, eux qui tout d’abord ont accordé à l’homme, seul de tous les animaux, la faculté de se tenir debout ? Or, cette attitude lui permet de porter plus loin sa vue, de mieux contempler les objets qui sont au-dessus de lui, et d’être moins exposé aux dangers. Ils ont placé en haut les yeux, les oreilles, la bouche ; et, tandis qu’ils donnaient aux autres animaux attachés au sol des pieds qui leur permissent seulement de changer de place, ils ont de plus accordé à l’homme des mains, à l’aide desquelles nous accomplissons la plupart des actes qui nous rendent plus heureux que les animaux. » « Tous les autres êtres ont une langue ; celle de l’homme est la seule qui soit faite de manière à ce qu’[…]elle articule des sons […]. Parlerai-je des plaisirs de l’amour, dont la faculté, bornée, pour les autres animaux, à une saison de l’année, s’étend pour nous sans interruption jusqu’à la vieillesse ? »
Aurélie Damet, maîtresse de conférences en histoire grecque, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.






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