En hommage à Ali Koudil.
J'ai appris avec beaucoup de tristesse la disparition d'Ali Koudil, ex PDG de la CNAN, broyé par la machine judiciaire pour avoir dit "NON" à la mafia qui a saigné l'entreprise.
Au delà de sa souffrance, de son courage et de son intégrité, il laisse un témoignage poignant, sans doute le plus émouvant, sur l'univers carcéral, et le plus implacable sur la justice aux ordres.
Rien ne lui a été épargné, la mort de sa mère sans la voir une dernière fois, l'emprisonnement de son fils, un adolescent qui s'est fait arrêter pour retrouver son père ...
Malgré les épreuves, Ali Koudil est resté digne, sans concession ni compromis.
Que sa famille, notamment sa fille Sonia et son fils Arslane qui ont été d'un courage exemplaire, trouvent ici l'expression de mes sincères condoléances et de ma profonde sympathie.
Ci dessous, un extrait de son livre (Naufrage judiciaire): un père et son fils dans la meme prison:
" Lors d’une des visites de Sonia en début de l’année 2010, je compris, à son visage défait, que quelque chose de grave s’était passé. Je n’avais pas besoin de la presser pour qu’elle se mette à parler :
— Papa, tu n’as pas vu Arslane ?
D’abord surpris par une telle question, je pensais par la suite à une fugue et qu’il avait disparu. Mais, le chercher en prison n’était pas normal !
— Il est ici, à la prison d’El Harrach ! C’est pour cela que je t’ai demandé si tu l’avais vu.
Je pris ma tête entre mes mains, comme si je voulais éviter à mon cerveau de fuir mon crâne. Brusquement, je ressentis une chute de tension et mon corps s’alourdir, au point où mes genoux se mirent à trembler. Heureusement, j’étais assis. Je m’appuyai néanmoins sur mes coudes, l’interphone toujours dans mes bras. Sonia remarqua mon visage livide :
— Ce n’est pas grave, papa. Il en a pour six mois ! A quelque chose malheur est bon, me dit-elle. Il n’était pas bien ; il avait besoin d’être enfermé. Je pense même qu’il a fait exprès pour venir te rejoindre. Il a volé une paire de lunettes de soleil dans une voiture, alors qu’il en possède trois et de grande marque. Ce n’est pas normal.
Cette fois-ci, j’écourtai la visite et partit précipitamment avec mon panier plein, à la recherche de mon fils dans les cellules de la prison d’El Harrach.
J’avais d’abord vérifié dans la salle des nouveaux entrants. Un jeune homme, faisant fonction de prévôt de salle, vint me saluer. Je l’avais reconnu ; c’était un voisin de quartier :
— Saha tonton ! Tu recherches Arslane, je le sais ! Il n’est plus ici ; il a été transféré à la 5 B ; ne vous inquiétez pas tonton, il est bien et ne manque de rien. Il y a des amis avec lui.
Je retournai sur mes pas et demandai l’autorisation au gardien de me permettre de rendre visite à mon fils à la 5 B.
— Votre fils ? Quel malheur ! Un père et son fils dans la même prison ! Quel est son nom ?
— Arslane Koudil
— Oui, je le connais, il est rentré il y’a deux jours. Allez le voir, et restez autant de temps que vous le souhaitez !
La grille de la 5 B était fermée. Je demandais à un jeune homme agrippé à la grille d’appeler Arslane. Quelques minutes plus tard, qui me semblèrent une éternité, il était en face de moi, tête baissée de honte. Il avait le visage amaigri et les yeux cernés.
Le gardien ouvrit la grille et lui demanda de sortir sur le perron. Il se jeta dans mes bras sans un mot. Je le serrais très fort et réprimai les larmes qui embuaient déjà ma vue. Lui non plus ne voulait pas montrer qu’il pleurait devant ses compagnons de salle, mais il ne parla pas, de peur que sa voix brisée ne le trahisse. Mon fils était enfin dans mes bras ; j’étais heureux, même si notre rencontre s’effectuait dans un établissement pénitentiaire. Je le repoussai légèrement pour le regardai.
— Tu as mauvaise mine, Arslane. Alors, voilà, tu as six mois à passer ici, il faudra que durant cette période, tu te retapes ! Tu devras sortir en forme ; d’accord ?
— Et toi, papa, quand est ce que tu sors ? me demanda t-il, les larmes aux yeux.
— Je ne tarderai pas à te suivre dehors. Je suis certain d’être acquitté au prochain jugement.
— Tu ne me dis pas ça pour me rassurer ?
— Non, c’est la vérité. Tu verras !
Nous demeurâmes ainsi à discuter devant la grille de la salle. Il m’avait précisé les conditions de son arrestation. Il avait très vite avoué et ne chercha même pas à se défendre. Sonia avait raison : Arslane voulait simplement me rejoindre en prison, pour être à côté de moi !
Le gardien vint m’annoncer que c’était l’appel et qu’il allait fermer la grille. Il s’adressa à mon fils :
— Regarde, mon fils, tu pourras rejoindre ton père, dans la cour, chaque fois que tu le souhaites.
Je l’embrassai une dernière fois et lui remit la quasi-totalité du panier ramené par Sonia. Il n’accepta de le prendre, qu’après insistance de ma part.
— Est-ce que tu as besoin d’habits, de serviettes, de savon, de shampoing… ?
— Pour le moment ça va, j’ai été dépanné par les amis ; il y a des voisins de quartier avec moi. Ne t’inquiètes pas ! il n’y a que des jeunes et des primaires, dans cette salle.
Je retournai vers ma salle en remerciant chaudement le gardien. Ramdane remarqua mon air abattu et mon panier presque vide.
— Quelque chose ne va pas ? me demanda t-il inquiet.
Je ne lui cachai pas la vérité. Il semblait sincèrement désolé :
— Les « dommages collatéraux », comme tu les appelles, sont parfois plus graves que le coup principal.
Je hochai la tête en signe d’acquiescement :
— J’aurais supporté la prison à vie, si cela était nécessaire, mais la destruction de ma famille m’est intolérable.
Je poussai vers lui mon panier et lui demandai de se servir sans moi. Il m’était impossible d’avaler quoi que ce soit.
Arslane venait souvent me rendre visite dans la cour. Je le prenais par les épaules et nous marchions longtemps ensemble. Tout le monde avait fini par savoir que c’était mon fils. Comme par hasard, on n’entendait plus ni gros mots, ni vulgarité, ni insulte dans la cour. Parfois, fusait par inadvertance une vilénie, le responsable était vite remis à sa place. J’entendais dire, alors :
— Qu’est ce que tu as ? Tu ne vois pas qu’il y’a un père et son fils ici ?
Il commençait à reprendre du poids et son visage renouait avec sa rondeur et ses couleurs. Il mangeait bien et jouait au football chaque semaine. Il me semblait plus heureux maintenant que je ne l’imaginais dehors. Nous allions ensemble au parloir, assis côte à côte. Sonia n’avait plus d’inquiétude, ni pour moi, ni pour son frère, mais elle avait désormais deux paniers à préparer par semaine et deux comptes de cantine à alimenter.
Les officiers et les gardiens l’adoraient, car il était poli, sans être mesquin ou vil. Le chef de quartier lui proposa un travail de bureau devant un micro-ordinateur, puis aide infirmier à la salle de soins, puis encore au parloir, où il était chargé de délivrer les permis de visite aux détenus. En quelques semaines, il était devenu la mascotte du quartier.
Il venait souvent à la grille de notre salle pour me ramener un journal, des cigarettes, lorsque je tombais en panne, des briquets, combien rares en prison… Une fois, il m’offrit une très belle et très chaude veste d’hiver, qu’il avait payée en paquets de cigarettes.
C’était bientôt son anniversaire : le 19 février. Je voulais lui offrir quelque chose de symbolique, mais je ne sus pas quoi. Ramdane, sans dire un mot, s’éclipsa dans un petit coin et se mit à écrire sur une feuille blanche. Une heure après, il me remit la feuille et me dit :
— Ammi Ali, voici, à mon avis le meilleur cadeau que tu peux offrir à ton fils, pour son anniversaire, dans les conditions carcérales bien sur.
Je pris la feuille de papier et l’ouvris. D’une écriture soignée et impeccablement présenté, il avait reproduit le fameux poème de Rudyard Kipling :
Tu seras un Homme, mon fils !
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.
« Ce texte n'avait pas été écrit par un homme, mais il a été inspiré à un homme ». Je retrouverai plus tard cette observation, ô combien juste. Je remis le poème à Arslane comme cadeau d’anniversaire. A l’heure actuelle, il le garde toujours.
La date de sortie d’Arslane était arrivée. Il était heureux de retrouver la liberté, mais malheureux de m’abandonner derrière lui. Je le rassurai encore et encore, puis il sortit et quitta la prison ; j’espérais que c’était définitif. Il m’avait laissé un vide incommensurable.


En hommage à Ali Koudil. Aicoa10



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