Yennayer en Andalousie musulmane
Notre intention, à travers la publication de cette courte note, est de simplement présenter aux lecteurs un document historiquement daté dont nous espérons qu’il enrichira notre connaissance de Yennayer tel qu’il a été célébré à une époque déterminée de notre longue histoire maghrébine. Le document en question intéresse la période islamique et nous décrit la manière dont Yennayer était fêté, il y a plus de 8 siècles, par nos ancêtres, dans une ville de l’Andalousie, aussi importante que Cordoue.
C’est en parcourant le recueil du grand poète populaire andalou Ibn-Quzman (mort en 1160/555), Cheikh el-zajjalin (le prince des poètes populaires), comme on l’appelle, qui a vécu à l’époque almoravide, que nous sommes tombés sur ce texte curieux, où le poète, comme s’il se promenait dans le souk de Cordoue, sa ville natale, un jour de fête, nous décrit, dans le menu, le spectacle étonnant des marchands étalant savamment, exactement comme de nos jours, fruits secs, gâteaux et autres friandises devant le chaland.
Il s’agit bien ici, dans cette première partie du texte (qui en compte trois : une description réaliste de la fête, une description métaphorique et un éloge personnel à un notable cordouan), de la fête de Yennayer, comme annoncé dans le vers introductif du zajal n°72 : «On pétrit (la pâte de) la brioche et les (cornes de) gazelles se vendent, se réjouit de Yennayer celui qui a de l’argent.»
Le poète, quoique désargenté, ne boude pas son plaisir devant le spectacle alléchant des étals joliment disposés qui s’offre à lui et ne laisse pas de s’extasier devant l’art consommé de la présentation, nous dirions aujourd’hui merchandising, dont font montre les marchands cordouans. Et il a cette belle formule oxymorique pour décrire ce qu’il voit : «Eparpillement organisé, dispersion rassembleuse» (techtiten mendoum, tefriq ijtimaa).
Ne s’agit-il pas du fameux «traz» ou «mkhallat» encore en usage chez nous ? Probablement, car nous retrouvons déjà chez Ibn-Quzman quasiment tous les ingrédients connus de ce mélange typique de Yennayer : amandes, châtaignes, dattes, noix, noisettes (jillaouz), glands, raisins secs, figues, prunes (‘ayn el-thour), limon (tronj), citron. Et, pour couronner le tout, il faudrait y ajouter, écrit-il, le palmier-nain (doum) et la canne à sucre !
Ces friandises sont présentées, semble-t-il, sur des tables basses (meïdas) et la reine de la table, proclame le poète, c’est le pain brioché, qui porte le nom, emprunté à la culture juive (selon l’arabisant dialectologue espagnol Corriente, spécialiste de l’arabe andalou, qui a édité le recueil dont nous sous sommes servi) de «halloun», «hala» (prononcé en hébreu «khala, pluriel «khalot») étant le nom de ce pain brioché tressé préparé par les israélites à l’occasion du shabbat. Voilà, peut-être là un ancêtre probable de notre fameuse brioche (mouna oranaise empruntée aux Espagnols chrétiens qui la consommaient à Pâques) que certains décorent avec un œuf ?
L’importance de cette fête du début de l’année, vue, cette fois-ci, non plus seulement sous son côté public et commercial, mais encore sous son côté familial et relationnel, est fortement soulignée dans un autre texte, le zajal n°40, où le poète déclare que si l’on veut accueillir Yennayer comme il le mérite, il faudrait se parer de ses plus beaux habits et lancer les invitations afin de convier amis et voisins à partager les festivités.
Enfin, et selon une note du professeur Corriente, cette fête, extrêmement populaire, en rapport avec l’année solaire, dont l’origine remonterait à la nuit des temps, quoique considérée comme une fête chrétienne antérieure à l’occupation musulmane du pays, était célébrée par l’ensemble des composantes de la population andalouse, y compris les musulmans, comme le prouve le texte d’Ibn-Quzman.
Cette situation, ajoute-t-il, finira par déplaire à certains fuqaha (Ndlr : juristes religieux) de l’époque, qui tentèrent vainement de détourner les andalous musulmans de cette fête «païenne», notamment en proposant de la remplacer par la fête de la naissance du Prophète (SAS), El-Mawlid el-Nabaoui. A l’évidence, nos ancêtres maghrébins (dans le sens élargi du mot Maghreb qui engloberait aussi l’Andalousie), en adoptant le Mouloud sans pour autant renier Yennayer, ont préféré mettre en pratique le fameux dicton qui dit : «Le neuf aime-le, mais ne néglige pas l’ancien !».
Hmed-Amine Dellaï
chercheur au CRASC/oran