Tunisie. La jeunesse à la recherche des origines. Par Saïd Sadi
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La Tunisie ne fait pas exception. Même dans la relative tolérante République de Bourguiba, la question amazighe fut occultée et même contenue ( Voir article de Monia Ben Hamadi ) . Avec cependant une nuance. Le «  combattant suprême », vieux routier des arcanes de la quatrième république française, ne voulait pas homogénéiser la société par admiration pour le panarabisme exalté qui avait fasciné Ben Bella et d’autres dirigeants nord-africains. En bon jacobin, il voulait construire un Etat centralisé, univoque et donc « moderne ». A l’instar de beaucoup de dirigeants de son époque, les particularismes étaient entendus et traités comme des stigmates des sociétés archaïques et qui, entant que tels, devaient être balayés comme le fut le beylicat.
Une question impensée
Cette démarche ne relevait pas d’un quelconque sectarisme ou d’une inculture. L’homme connaissait ses humanités. L’ancien premier ministre Hédi Baccouche m’avoua que le père fondateur de l’Etat tunisien avait quitté la tribune quand Ben Bella tonna à Tunis en 1962 : «  Nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes », lâchant devant ses proches : «  Ma yarefch tarikh bladou » ( il ne connait pas l’histoire de son pays. Je censure l’apostrophe qui avait précédé ce jugement). Le même Hedi Baccouche m’a rapporté qu’avant l’indépendance, les militants destouriens berbérophones furent assignés à des tâches de transmission quand il fallait éviter que des informations sensibles ne parviennent à trop d’oreilles indiscrètes.  Mais au-delà de ces anecdotes et à l’inverse de ce qui se passa en Algérie et au Maroc, on ne connait pas d’époque où, dans le mouvement national tunisien, auraient surgi des débats portant sur la place de l’amazighité dans le futur État.
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Pour les élites tunisiennes, pourtant alertes et vigilantes quand il faut défendre les droits des autres minorités, la question amazigh fut longtemps une abstraction. On ne retrouve, par exemple, pas de traces de ce dossier lors des discussions qui ont précédé la création de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la première du genre en Afrique du nord alors que c’est le Mouvement culturel berbère qui fut à l’origine de la Ligue algérienne. Le sujet ne fut pas abordé, non parce qu’un courant politique s’y serait opposé, mais du fait qu’à l’époque – en 1977 – la demande ne s’était pas exprimée.
Le défunt Abdelouahab Medheb avait fourni l’explication la plus pertinente de l’état d’esprit qui caractérisait ce dossier : « c’est une question impensée », m’avait-il répondu quelques années avant sa disparition quand je lui demandais de me m’éclairer sur la perception qu’avaient les intellectuels de son pays de l’amazighité. Et effectivement, ce n’est que depuis quelques années que la problématique amazigh s’invite dans le débat public ; pour l’instant sans avoir déteint sur la classe politique.  
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Émergence inattendue
Et comme dans tout régime autoritaire, c’est la société civile qui s’empare des questions laissées en jachère par les structures étatiques et les médias meanstream. Lors de la disparition du chanteur kabyle Idir, des artistes de Djerba ou du Sud postèrent des vidéos où ils reprenaient ses compositions les plus connues. Quoi que de façon moins massive que dans les autres pays d’Afrique du nord, l’emblème amazigh est brandi à Tunis lors de certaines manifestations. Mais le plus remarquable dans cet éveil, certes encore limité, c’est qu’il est le fait de jeunes arabophones, c’est-à-dire de gens qui sont rarement des locuteurs de la langue amazigh. Il y a comme une prise de conscience dans l’idée que l’amazighité n’est pas réductible à la pratique de la langue, quand bien même celle-ci serait-elle un facteur important dans la restauration de Tamazgha. Là encore, le cas tunisien se distingue des expériences algériennes et marocaines où la réappropriation du fait amazigh fut amorcée par des acteurs ayant une notoriété établie : Jean Amrouche, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine en Algérie, Aherdane, Mohamed Chafik et d’autres pour ce qui est du Maroc. L’engouement que l’on retrouve sur les plateaux des télévisions privées pour le domaine amazigh vient le plus souvent de personnes qui n’ont connu que l’école publique, laquelle a ignoré une histoire, une langue et une culture occultées voir stigmatisées par les institutions. Le propos de cette génération est d’une rafraichissante audace : « On nous apprend à l’école que Okba Ibnou Nafaa est venu apporter la bonne parole chez nous. Il est prouvé que cela est faux. Nous devons avoir le courage de dire qu’il est un conquérant, un colonisateur », s’insurge un jeune sur l’une des productions de la chaine Tunisna TV. D’autres programmes sont consacrés à la vulgarisation de l’histoire anté-islamique. « Tarik qui est parti à la conquête de la péninsule ibérique est un général amazigh. C’est l’historiographie des pouvoirs de Bagdad qui en a fait un dirigeant arabe », explique un homme d’un âge respectable dans une émission lancée en prime time ; signe que le sujet intéresse un public de plus en plus large, du moins dans certaines catégories sociales. La vidéo d’une jeune femme exhibant fièrement le premier diplôme de langue amazigh délivré en Tunisie a tourné en boucle pendant plusieurs semaines. Il est vrai qu’elle a été relayée en Algérie, au Maroc et dans la diaspora.

Pour l’heure, les autorités tunisiennes, trop occupées par les problèmes de pouvoir, ne semblent pas accorder de grande importance à une quête identitaire qui infuse progressivement dans la jeunesse. On ne voit pourtant pas comment la Tunisie resterait longtemps réfractaire à une lame de fond historique, sociétale et culturelle qui a fait irruption dans les sphères politique et institutionnelle en Libye, au Maroc, en Algérie et au Sahel.  
La construction de l’Afrique du nord démocratique passe par la réhabilitation de son histoire, de sa première langue et de sa culture ; des référents qui, fait unique dans l’histoire de l’humanité, ont survécu à sept grandes invasions. Des peuples sans Etats ont accompli un sauvetage miraculeux. Venu d’on ne sait où, le sursaut de la jeunesse tunisienne vient nous rappeler que le message de Jugurta est plus fort que tous les vents contraires.

Le succès rencontré par ce dossier est une preuve de plus que, comme le signale dans sa vidéo mon ami Ahmed Asid, le réveil amazigh « a atteint un point de non-retour ». Il reste à faire de sorte que cette adhésion populaire trouve écho dans les institutions. Alors, et alors seulement, nous pourrons dire que nous vivons en société démocratique.



Source : sites Internet