israel-Hamas:les douleurs gourmantes
Chaque partie a méticuleusement travaillé pour avoir son lot de suppliciés. Il suffit ensuite de présenter sa marchandise sur le marché de la surenchère victimaire pour jouir de la compassion de son camp. La conspiration cynique fonctionne admirablement puisque les pro-hamas et les pro-israéliens sont désormais irrémédiablement opposés. D’un côté les Israéliens acculés à soutenir un chef de gouvernement allié à des illuminés niant l’existence même du peuple palestinien ; de l’autre, le monde musulman, aligné derrière une force obscurantiste dont on refuse de voir qu’elle a commis le 7 octobre 2023 un crime qui marquera de façon indélébile le destin d’un peuple dont elle a confisqué et dénaturé la cause.
? de quoi participe cette boucherie
Netanyahu exhibe les horreurs de Hamas et l’organisation islamiste joue de ses caméras pour vendre le martyre des Gazaouis qui tombent par milliers sous les bombes de Tsahal. Les deux tragédies ont pourtant comme responsables directs ceux qui exposent goulument les affres de leurs peuples. Il est en effet aujourd’hui établi que si le premier ministre israélien n’avait pas retiré de la frontière de Gaza les troupes avec lesquelles il avait saturé la Cisjordanie – qu’il appelle toujours la Judée-Samarie – pour surprotéger des colons hystérisés par un fanatisme qui n’a rien à envier à celui des islamistes, le massacre du 7 octobre aurait pu être évité ou du moins considérablement réduit. D’un autre côté, les responsables du Hamas assument de commettre l’indicible quitte à souiller devant l’Histoire la cause d’un peuple que le monde suivait avec empathie voire solidarité quand bien même ses objectifs légitimes seraient-ils régulièrement contrariés ; quitte aussi et surtout à provoquer une réaction dont il connaissait et souhaitait la violence. La stratégie est construite avec impudence : organiser le pire pour vendre les cibles dont on a méthodiquement préparé la mort.
Le chef du Likoud cultive une radicalité nationaliste qui expose son peuple à une guerre perpétuelle dont il n’est pas dit qu’elle ne finira pas par entrainer sa perte par implosion ou épuisement général. Les mécanismes et les origines de multiples hostilités peuvent s’accumuler et engendrer l’irréparable qui peut embraser toute la région. Cette fuite en avant a une seule et unique motivation : éviter de répondre de crimes et délits dont le chef du gouvernement israélien s’est rendu coupable. La liberté d’un brigand hypothèque le destin d’une nation.
Face à cette équation triviale, l’Iran chiite dont la mollarchie vacille sous la pression d’une société réfractaire à la théocratie investit le dossier palestinien pour faire avorter un processus politique où la péninsule arabique tente, pour la première fois, de s’émanciper des archaïsmes religieux et de l’emprise américaine. Laborieux mais d’une portée géopolitique indéniable, les accords d’Abraham, dont il n’est pas juste de dire qu’ils avaient évacué le dossier palestinien, allait mécaniquement mettre sous pression le régime de Téhéran, lequel actionne ses supplétifs pour faire dérailler une dynamique de modernité à laquelle il sait ne pas pouvoir résister. La survie d’un régime tyrannique préempte l’avenir palestinien, désormais instrument de la pérennité du fondamentalisme chiite avant d’être une cause nationale.
Peu de voix s’élèvent pour resituer ces enjeux dans leur véritable dimension et quand il se trouve des esprits qui osent la lucidité, ils sont blacklistés. Lorsque la meute court, les individus suivent une trajectoire sans en connaitre le tracé ou les objectifs. Elie Barnabé, historien israélien, qui fut ambassadeur d’Israël à Paris, a récemment déclaré sur une chaine de télévision française que la solution à deux Etats devait être imposée par la communauté international car il considérait le gouvernement de son pays – qu’il accuse de forfaiture -incapable de clairvoyance. Il ajouta qu’il fallait se préparer à une mini guerre civile puisque les colons de Cisjordanie n’accepteraient pas de partir sans contrainte. L’homme convient que le démantèlement des colonies et la restitution du Golan sont des préalables de la paix. Son propos fut ignoré en Israël, toujours abasourdi par le traumatisme du 7 octobre mais, plus grave, il ne rencontra pas, non plus, le moindre écho dans le monde musulman où les élites sont conditionnées à jouer la partition sanglante du Hamas. Acquiescer à la parole d’un Juif contreviendrait à trop de règles et de tabous à commencer par un antisémitisme atavique dont peu parviennent à s’affranchir dans cette séquence où la rancœur primitive dicte le geste et la parole.
Les intellectuels rationalistes de culture musulmane ne sont pas logés à meilleure enseigne. Quand ils s’expriment en âme et conscience, ils sont soit massivement vilipendés comme traitres, impies ou apostats soit, s’ils ont de la chance, ils sont ignorés. Les anathèmes qu’essuient Boualem Sansal ou Kamal Daoud révèlent une bien triste atrophie mentale et une préoccupante pollution morale. L’écrivain franco-marocain Tahar ben Jelloun qui bouscula les convenances en écrivant que la cause palestinienne était tuée le 7 octobre ne reçut pas de réponse, du moins pas de la part des abonnés de la surenchère palestinienne. Le même mutisme fut réservé à l’islamologue Razika Adnani qui déclara en substance qu’on ne pouvait pas être anti-islamiste et soutenir Hamas. Cette chercheuse courageuse fut la seule femme à avoir dénoncé la suppression de la liberté de conscience lors de la révision de la constitution algérienne en 2020. Dans le monde musulman on ne discute pas, on n’argumente pas, on ne construit pas ; on accompagne la rue, c’est à dire que l’on cède à ce qu’il y a de pire en l’Homme : l’instinct.
Le paradoxe politique donne le tournis à tout être désireux d’instaurer cohérence et intégrité au débat dans cet environnement et, plus généralement, dans le Sud global. Des Algériens qui ont fui leur pays pour échapper à l’intégrisme relaient allégrement les slogans de Hamas quand ils ne célèbrent pas le pogrom du 7 octobre*. Entre quatre yeux ils peuvent admettre que ce crime attentera durablement à l’honneur palestinien ; mais sur un plateau de télévision ou dans un échange public, l’hystérie reprend vite le dessus. L’effet meute. Même la très laïque responsable de l’OLP Leila Shahid, dont chacun connait les convictions féministes et démocratiques, a dû, la mort dans l’âme, esquiver la condamnation du Hamas qui a défénestré des dizaines de militants du Fatah, son parti, quand il a pris le pouvoir à Gaza.
L’alternative mondiale
Les observateurs les moins contaminés par ce bellicisme primaire expliquent que le monde entrant dans un nouveau cycle historique, il ne faut pas que ce qui relève des conséquences d’une injustice historique soit interprété comme la cause d’une violence fabriquée par un Occident qui n’a pas laissé place au dialogue et à la justice.
Le système Breton-woods qui a façonné le monde post-seconde guerre-mondiale doit-il, va-t-il changer ? Assurément. Par égoïsme et cupidité, cet ordre international inique est disqualifié parce qu’il n’a pas su évoluer à temps. L’homme qui a lancé ses affidés sur le Capitole, symbole de la démocratie de la première puissance mondiale, risque de revenir aux affaires alors que la Justice de son pays le poursuit de chefs d’accusation tous plus scandaleux les uns que les autres. C’est dire le niveau de décrépitude d’un système agonisant. La question est donc de savoir si ce changement doit se faire pour plus de droit et d’équité ou en faveur du cartel de despotes comme Poutine, Xi jinping, Erdogan, Khamanei ou Modi. Là encore les discordances mentales sont saisissantes. L’urgence de la vengeance et la nécessité d’assouvir sa haine antisémite aveugle les esprits les plus sagaces du monde musulman. Ceux qui se réjouissent de l’élargissement des Brics et des alliances des régimes autoritaires dont ils attendent protection et promotion du Musulman s’enferment dans un périlleux déni. Poutine vient de dévoiler une volonté de construire une nation grand-russe – qui n’est pas sans rappeler le primat arien - où le Slave sera l’élu autour duquel doivent graviter des peuplades périphériques dont bon nombre sont des communautés musulmanes. Le rôle de bouffon assigné à Ramzan Kadirov donne un avant-gout du destin que le maitre du Kremlin compte réserver à ses sujets mahométans. Le président Xi issu de l’éthnie Huan qui écrase les autres entités chinoises a fait de l’éradication du peuple ouighour de confession islamique une urgence nationale. Le premier ministre indien revendique l’asservissement de millions de Musulmans de son pays comme condition de la suprématie indouiste qu’il revendique comme le pilier de sa politique nationale.
Ces génocides qui visent aussi, sinon d’abord, les collectivités musulmanes sont occultés par le fait que les élites arabo-musulmanes sont obsédées par la nécessité de mettre un terme à la domination du monde par le Juif. Cet objectif fantasmé vaut de prendre tous les risques, de s’abîmer dans toutes les compromissions, de céder à toutes les déraisons.
?Comment sortir de l’orniere
Difficilement. Il n’y a pas d’autres choix que de continuer à dire des paroles dont il faut savoir qu’elles ne sont ni attendues ni spontanément audibles. Signaler et relayer à chaque fois que cela est possible une idée ou une position saines et ceci quel qu’en soit l’auteur est une façon de permettre à l’intelligence d’exister. Accepter de participer aux échanges où se discutent les sujets identitaires, confessionnels ou nationalitaires évite l’emprise du monopole de la haine. Ils sont rares mais il y a des lieux où la raison et la contradiction peuvent encore s’affirmer. Il m’a été donné de participer à un colloque à Genève où des avis différents sur l’Afrique du nord ou le Moyen-orient ont pu s’affronter dans l’écoute de tous. J’interviendrai bientôt dans le cercle Simone Veil de Montpellier sur le rôle de la culture dans l’émergence de l’identité algérienne. J’ai eu la chance de rencontrer cette grande dame à Alger et Paris. Elle avait fait partie du panel de l’ONU quand notre pays était sommé de se soumettre aux oukases de la gauche tiers-mondiste qui proposait l’islamisme comme la panacée à nos problèmes. Contrairement à Mario Soares qui avait pourtant bénéficié des largesses de Boumediène quand il était pourchassé par Salazar et qui préconisait l’abdication algérienne, Simone Veil, avait fermement défendu le fait que l’Algérien, comme tout citoyen du monde, était éligible à la démocratie. En 2000, elle fut invitée au colloque organisé par le RCD sur la condition féminine. Je la revis dans son bureau situé près de la Place des Invalides. Nous avions noué une belle relation qui nous avait permis d’échanger dans la liberté et le respect sur beaucoup de sujets. Elle ne m’avait pas dit que jeune magistrate rescapée d’Auschwitz, elle s’était battue pour améliorer le sort des militantes du FLN détenues dans les prisons françaises.
Pourquoi ces rappels ? Pour dire aux happy fews que leur devoir de courage les oblige à aller partout où il est possible de tisser des liens. Leur propos ne sera pas lu ni analysé loyalement. Mais qu’importe. C’est un vieux militant qui parle ici et qui sait que des vérités portées par une infime minorité ont fini par s’imposer à ceux qui les avaient diabolisées et violemment réprimées. Il y a des moments où il faut se rappeler qu’avant d’être un instant d’assouvissement de la passion toxique, le présent est d’abord une substance qui structure le passé et une graine qui féconde le futur.
Si nous nous taisons aujourd’hui, nous laisserons la meute habiter nos cités et polluer nos âmes et les voraces continueront impunément de savourer les douleurs qu’ils ont infligées à des êtres qui ne demandent qu’à vivre libres et solidaires.
️ Par Said SADI le 19 décembre 2023