Revers de fortune 


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L’Algérie ressemble à ce corps malade de la fable où les différents viscères, pris de folie, veulent interchanger leurs rôles. Ouverture bien française, bien parisienne. Restons sous le signe de Paris. Tahar Ouettar en revient, plein de fureur à la suite de ce qu'il considère comme une avanie. Il aurait sans doute aimé, à l'instar d'Ernest Hemingway, conquérir la ville lumière. Mais, hélas ! Ouettar n’est pas Hemingway, et ce n’est la faute à personne, même si nous en sommes un peu peinés.
L'auteur de L’As a donné une conférence où il vilipende tous ceux qui – écrivains, journalistes, enseignants - continuent d'utiliser le français, servant ainsi, selon lui, de tête de pont à un néo-colonialisme qui ne dit que trop son nom. Nous n'avons pas assisté à sa harangue, mais les comptes rendus faits par la presse en soulignent le ton excessif et délirant. Le niveau, toujours selon les journaux, n’est pas digne d’impulser un débat. Mais comme Algérie Actualité s'est toujours montré très attentif aux livres, aux idées et même aux lubies de Tahar Ouettar, pour qui nous avons de l'amitié, nous essayerons de faire écho à ses préoccupations, même si nous trouvons bien regrettable que quelques écrivains se manifestent plus, ces dernières années, par le vent qu’ils brassent que par les livres qu’ils devraient écrire.


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Il y a aujourd'hui, dans le pays, un imbroglio, un malaise et un revers de fortune qui n’épargnent pas le champ linguistique. Le constat est des plus inquiétants : la qualité de l'enseignement, le tirage des journaux de langue arabe, le nombre de titres produit dans cette langue, démontre, que, trente ans après l'indépendance, la langue arabe n'occupe toujours pas la place qui devait être la sienne. A qui la faute ? Il y a sans doute la langue française, déjà bien assise, et qui voudrait le rester. Mais il n'y a pas que cela. Un questionnaire perspicace se tournerait aussi et surtout du côté d'une arabisation et d'un panarabisme purement idéologiques, prônés dès 1962, une arabisation et un panarabisme qui se proposent d’effacer de ce pays, non seulement tout ce qui était français, mais aussi tout ce qui était algérien. Si les Algériens se sont cabrés devant une telle arabisation, c'est que, souvent, celle-ci n'a pas été conçue en harmonie avec leur histoire profonde et leur aspiration à la modernité. Plutôt que de leur permettre une réappropriation de leur identité millénaire et une impulsion vers l'avenir, elle prenait le visage d'une nouvelle réduction.


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Ce n'est pas par des vœux pieux qu'on décide du statut des langues. Et si la langue arabe en Algérie présente l’état peu réjouissant qui est le sien aujourd'hui, il convient d'en chercher la cause dans des sources multiples, sans exclure les ténors, les gardiens et autres « défenseurs » de la langue arabe qui, peu soucieux ou peu capables de créer dans cette langue des œuvres qui la rehaussent et l'imposent, ont pris le parti de donner la chasse à tout ce qui n'a pas elle. Ils sont suppléés par quelques francisants coupables qui se montrent encore plus zélés et plus intransigeants pour racheter leur « illégitimité » et leur « malformation ». Ensemble, ils ont contraint le pays au repli sur soi et à l’ankylose ; ils ont barricadé toutes les frontières de l'Algérie pour être seuls face à eux-mêmes, car il savait que tout contact, toute confrontation avec l'extérieur et avec l'Autre ne pouvaient que leur être fatals. Leur survie était en jeu.
Le « hizb frança » existe bel et bien, même si sa définition n'est pas évidente et même si on ne le trouve pas forcément là où l'on croit qu'il est. Mais on oublie trop allègrement « hizb Ryad », « hizb Baghdad », « hizb Téharan » et « hizb Kaboul ». Les événements dramatiques vécus dernièrement par notre pays, qui a failli voir son avenir à jamais compromis, montre si bien qu'il ne suffit pas de parler l'arabe pour vouloir le bien de l'Algérie.
Revenons à Tahar Ouettar dont les propos intempestifs nous ont poussé à formuler ces quelques interrogations. Ouettar a peut-être du talent. Il ne nous appartient à nous de nous prononcer sur sa valeur d’écrivain. Mais il est indéniable que sa renommée a aussi bénéficié de la mauvaise conscience de francisants qui, ne possédant pas la langue arabe, se sont crus obligés de s’amender en portant aux nues des auteurs comme Tahar Ouettar – surtout lorsqu’ils dégagent des soupçons d’odeur de gauche ! N’a-t-on pas été jusqu’à décréter Ouettar écrivain contestataire, lui le contrôleur du parti FLN à l’époque où Kateb Yacine et Mouloud Mammeri étaient persécutés et trainés dans la boue ?
Mais les temps ont bien changé, même s'il reste encore beaucoup à faire. Les intellectuels et les écrivains muselés, du temps où Tahar Ouettar était dans l'appareil du parti, peuvent, aujourd'hui s'exprimer. Tous les hommes promis intellectuels, penseurs ou artistes par la grâce de l'article 120, ne sont plus seuls sur le terrain. Eux qui avaient le monopole de la télévision, des radios et des journaux, doivent désormais supporter la concurrence et la contradiction. Ils se retrouvent désarçonnés, n'étant pas habitués au partage, mais aussi parce que, le plus souvent, ils n'ont guère d'arguments à faire valoir. Tous ceux qui « prennent leurs souvenirs pour des lois », pour reprendre l'expression du très français Rivarol, tous ceux qui sont habitués à voir les médias pendre leurs micros ou leurs plumes à la moindre de leur divagation, se rendent compte, affolés, qu’aujourd'hui que le choix est permis, l'intérêt va plutôt vers ceux qui ont vraiment quelque chose à dire ou à donner à l'art de ce pays. Alors, on veut lancer la police aux trousses d'écrivains, de journalistes et d'universitaires taxés d’anti-nationaux parce qu'ils continuent d'utiliser la langue française. La manière la plus sûre, mais aussi la moins élégante de venir à bout d'un concurrent, est d'obtenir son élimination.
Ouettar, qui a les pieds sur terre, n'a pas pu ne pas comprendre que, face à une nouvelle conjoncture sociopolitique et à une nouvelle génération d'intellectuels et d'écrivains qui n’ont pas intériorisé la culpabilité et qui possèdent la culture arabe, il doit arracher sa place d'écrivain par l'écriture, ne pouvant plus compter sur la complaisance des mauvaises consciences. D'où son désarroi et sa rogne. La grandeur de l'Algérie est d'être riche et complexe. Il faut bien s'habituer peu à peu à vivre avec cette richesse et cette complexité. Mais on rencontre, hélas ! trop de gens, même dans ce qui est supposé être l'élite, qui tire à vue sur tout ce qui leur échappe ou leur pose problème. Beaucoup de ceux qu'on créditait d’une ouverture d'esprit appartiennent en réalité à cette catégorie. Ils se révèlent, de jour en jour, plus nombreux.

TAHAR Djaout : « Revers de fortune », In Algérie-actualité n°1381, semaine du 02 au 08 avril 1992, p.3.