L’Algérie : une armée en quête de légitimité-2 


L’Algérie : une armée en quête de légitimité-2-  LAlgerie-une-armee-en-quete-de-legitimite
 
L’Algérie des années 1962 – 1988
C’est une période qui commence dans une certaine euphorie, du moins au niveau gouvernemental.
D’abord, on ne manque pas d’argent et l’Algérie acquiert un certain prestige en devenant un centre international de contestation, accueillant des révolutionnaires du monde entier, dont un des plus connus est Franz Fanon.
On note l’arrivée des « Pieds rouges », ces Français qui veulent participer à l’implantation du socialisme. Avec les Soviétiques, ils sont les inspirateurs des grandes sociétés d’État sidérurgiques… dans lesquelles sera gaspillée une partie de l’argent du pétrole, et qui se révéleront être un échec.
Au début, tout cela se passe dans une ambiance plutôt festive, laïque et francophone. C’est en effet parallèlement la mise en place de « la grande coopération » qui verra des dizaines de milliers de Français venir enseigner aux enfants algériens, le pays n’ayant que très peu d’enseignants.
Les cadres formés alors ont pris leur retraite dans les années 2010, et jusqu’à cette époque ont travaillé en français, langue qu’ils ont transmise à leurs collaborateurs même après l’arabisation de l’enseignement.
La disparition de ces cadres sans relais aussi bien formés est une nouvelle catastrophe silencieuse pour le pays.
Le virage islamiste, politique, éducatif et démographique de Boumediene
Cette Algérie relativement francophone et laïque, mais aussi révolutionnaire donc critique, finit par déplaire aux élites en place. Elle n’était d’ailleurs visible que dans les grandes villes et en Kabylie, et il est probable que le pays profond y était moins favorable.
Bref Boumediene commença à soutenir les associations islamistes, notamment à l’université et surtout décida d’arabiser l’enseignement, ce qui fut une catastrophe de plus.
Ce n’est pas seulement une opinion personnelle : la plupart des Algériens, y compris ceux qui en étaient partisans à l’époque, me l’ont confirmé. De même pour les Marocains et Tunisiens qui ont eux aussi décidé cette arabisation.
Un autre virage de Boumediene, positif cette fois, fut la conversion au contrôle des naissances.
Les premières années, le président, comme bien d’autres présidents africains, se réjouissait l’augmentation rapide de la population, avec 7 à 8 enfants par femme, qui augmentait le poids démographique de son pays, et interdisait donc l’information sur la contraception et l’importation des outils correspondants … qui venaient donc de France en contrebande.
Aux démographes qui l’alertaient, il répondait « la meilleure pilule, c’est le développement ». Mais l’échec de l’industrialisation lui montra que faute de développement, il devait passer à des méthodes plus classiques.
Comme en Tunisie et au Maroc mais avec retard, cette politique, puissamment relayée par l’urbanisation et le manque de logements pour les enfants, mena à une baisse rapide de la fécondité (c’est l’un des objets de ma thèse de doctorat soutenue en 1994 : la démographie politique des pays arabes d’Afrique
Mais le nombre de parents nés auparavant a néanmoins poussé la population de 9 millions à l’indépendance à 46 millions aujourd’hui. Et cela aurait été bien pire sans cette conversion tardive de Boumediene.
1988 : pluripartisme et relative liberté, y compris pour les islamistes
Après la mort de Boumediene en 1978, le règne un peu plus débonnaire du président Chadli, les manifestations se multiplièrent.
Elles aboutirent à une relative liberté politique avec l’abandon du monopole du FLN, l’apparition de nouveaux partis, régionaux, démocrates, islamistes…
La guerre civile : 1991 – 2000
Le Front Islamique du Salut, islamiste, gagna les élections municipales, et était bien placé au premier tour des législatives.. L’armée interrompit le scrutin et ce fut la guerre civile.
Le président Chadli démissionna, et fut remplacé par Mohamed Boudiaf. Lui-même fut peu après assassiné par un des ses gardes du corps. Je ne veux pas entrer ici dans les différentes interprétations de cet événement.
Cette guerre civile causa environ 150 000 morts, de nombreux disparus et 1 million de personnes déplacées. Je fus particulièrement sensible à l’assassinat des femmes professeurs de français, qui avaient le double tort de travailler et d’enseigner une langue impie.
La guerre civile accentua la ruine du pays, qui fit appel au FMI en 1994. Ce dernier exigea l’abandon du socialisme, ce qui fut fait, du moins en théorie. Il en reste au moins une certaine lourdeur bureaucratique…
Mais la perspective d’une re-privatisation des terres compliqua la situation : tel massacre de villageois était-il dû aux islamistes, ou à un groupe voulant s’emparer des terres ayant anciennement appartenu à ces villageois ?
Sans parler des manipulations des uns ou des autres pour cette raison, ou tout simplement pour régler des comptes entre clans rivaux. D’où l’expression de l’époque : « qui tue qui ? ».
Finalement l’armée ne perdit pas le contrôle du pays, les Algériens préférant « des voleurs à des assassins ».
Mais pour terminer la guerre, le président Bouteflika, lointain héritier de Boumediene, dût accorder une amnistie générale en 1999, ce qui veut dire que les assassins d’hier habitent à côté des parents de leurs victimes…
L’actualité algérienne : les années 2000
Après sa première élection en avril 1999, le président Bouteflika a vu son mandat renouvelé quatre fois, malgré une santé de plus en plus mauvaise. Les images d’apparition publique se sont raréfiées et le peu que l’on voyait montrait un homme dans sa chaise roulante qui avait du mal à parler et même à bouger.


L’Algérie : une armée en quête de légitimité-2-  Abdelaziz-Bouteflika-le-5-juillet-2016.
Le réveil populaire en Algérie vire à l’épreuve de force
Les manifestations populaires massives, « le Hirak » finirent par le faire renoncer à briguer un cinquième mandat. Et depuis, ses proches, dont son frère accusé de l’avoir remplacé de fait, ont été inculpés et emprisonnés.
Mais le Hirak a continué et les Algériens réclamant un changement de régime politique, ce qui était inacceptable pour l’armée.
Donc en 2019, l’armée lança de nouvelles élections présidentielles au motif que le pays ne pouvait  « rester dans le vide institutionnel »
La participation réelle au scrutin présidentiel fut, parait-il, très basse, et les résultats ont été réputés « fabriqués par l’armée », dont un argument aurait été : «  sans nous, un islamiste serait passé ». Bref un nouvel argument pour la légitimité du pouvoir de l’armée : la stabilité.


L’Algérie : une armée en quête de légitimité-2-  Tebboune-elections-algerie-second-tour-800x400-1
Les élections algériennes, et après ?
Mais à peine le président Tebboune élu, le chef d’état-major mourut et je vous avoue ne pas voir clair dans la nouvelle hiérarchie militaire et ses idées politiques.
Il est trop tôt pour juger de l’action du nouveau président, qui a d’ailleurs passé des semaines dans un hôpital allemand, relançant les mauvais souvenirs de l’affaiblissement de Bouteflika.
Il a alterné les mesures de répression et de détente relative vis-à-vis du Hirak, fait approuver par référendum une nouvelle constitution, qui ne semble pas avoir soulevé l’enthousiasme, et prépare maintenant des législatives pour le 12 juin.
Après une pause due à la situation sanitaire, le Hirak a repris.
Les partis politiques présents lors des élections précédentes, ainsi que beaucoup d’indépendants, vont se présenter aux législatives, après filtrage des candidatures par un comité ad hoc.
La nouveauté de ces élections est la présence du parti d’opposition Jil Jadid (« nouvelle génération ») mené par Soufiane Djilali, dont j’avais interviewé le représentant lors d’une manifestation à Paris.
Ce parti avait eu un nombre respectable de voix lors des précédentes élections mais jamais assez dans un endroit donné pour avoir de députés. Cette fois-ci, la situation semble plus favorable.
Toutefois une partie de l’opinion accuse ce parti de « collaboration » avec le régime, du simple fait que la plupart de ces candidats aient été agréés.
L’idée de Jil Jahid, au contraire, est que le Hirak doit passer du stade de la protestation inorganisée à l’étape démocratique suivante : l’action par un parti politique.
Au-delà de ces préoccupations immédiates, j’ai lu attentivement le livre programme de ce parti, qui est tout à fait sérieux.
Mais les problèmes de fond pourront-ils être traités ?
Ces nouvelles élections ne résolvent aucun des problèmes de fond
Le problème principal est celui de la démocratisation du régime, dont je viens de parler. Le deuxième est économique.
L’Algérie vit de l’argent du pétrole, même si une partie en est détourné. Il faudrait que le cours du pétrole dépasse les 100 $ le baril pour maintenir le niveau de vie actuel. Or il est à 68 $, après avoir été longtemps très inférieur.
Les réserves de change sont donc en train de fondre et, avec elle, le niveau de vie futur des Algériens.
Actuellement il y aurait de quoi vivre un an ou deux, probablement plus avec des emprunts. Les plus cyniques imaginent un chantage à l’émigration vers l’Europe, qui verserait quelques milliards de dollars pour l’éviter, comme le fait actuellement la Turquie avec les réfugiés syriens.
Ces deux problèmes, la démocratie et la survie économique, en cachent à mon avis un troisième qui n’a pas de conséquences à tout à court terme et est donc oublié pour l’instant : le problème linguistique.
La darija, le kabyle et les langues berbères, le français, l’anglais
L’Algérie fonctionnait en français jusqu’en 1962. Elle a ensuite choisi comme langue officielle l’arabe, mais le français est resté très implanté dans l’administration et les grandes entreprises, et même souvent en famille.
La question est compliquée du fait que l’arabe n’est pas la langue maternelle des Algériens, qui parlent en majorité la darija, langue mariant une structure berbère, et un vocabulaire arabe et français. Les autres Algériens parlent le kabyle, avec le français comme deuxième langue, ou d’autres langues berbères, voire le français.


L’Algérie : une armée en quête de légitimité-2-  Universitc3a9-ilia-c3a0-tbilissi-450x200
La darija, enfant du triangle français – arabe – tamazigh (berbère)
L’arabisation de l’enseignement primaire et secondaire s’est faite avec des enseignants égyptiens ne parlant aucune de ces langues et réputés d’un niveau très discutable, habitués à un apprentissage par cœur, par opposition à celui relativement critique des Français.
Bref des générations d’Algériens ont été mal formés et le niveau général de qualification s’en ressent.
Que faire maintenant ? Augmenter la part du français dans l’enseignement primaire et secondaire comme cela s’est fait un peu au Maroc ? Attendre que l’école ait fait évoluer la langue déjà vers un arabe plus standard ?
L’arabisation de l’enseignement aura bientôt 50 ans et ce n’est pas encore le cas. Par contre, cette meilleure connaissance de l’arabe a permis une sorte d’invasion culturelle du conservatisme musulman venant de l’Arabie et du Qatar par la télévision et Internet.
Entre-temps l’opposition berbère, surtout kabyle, a fini par décider le pouvoir à déclarer les langues berbères comme étant également officielles.
Mais à ma connaissance cela ne change rien concrètement faute d’instituteurs compétents, et du fait du choix d’un alphabet jusque-là inconnu, le tifinagh, pour les langues berbères, ce qui veut dire qu’un élève du primaire a trois alphabets à apprendre (l’alphabet arabe, l’alphabet latin pour le français et le tifinagh).
Pour compliquer encore la situation, le ministère de l’enseignement supérieur a profité du flou politique pour décider le remplacement du français par l’anglais dans les sections scientifiques de l’université, les autres étant en arabe.
Bref une fois de plus, il a été décidé de remplacer une langue relativement connue des élèves par une langue totalement inconnue, alors qu’elle n’est indispensable, comme en France, que pour certains postes internationaux de la recherche et des affaires.
Mais c’est une occasion de se dire « moderne » ou « international » au détriment de la masse des élèves, aggravant encore le problème de la qualification.
Encore une de ces questions qui ne passionnent pas à court terme mais qui peuvent avoir un effet dévastateur à long terme.
Conclusion : comme toujours, on évite les problèmes en accusant la France
L’armée reste au pouvoir sans en avoir la légitimité, et réveille donc sans cesse le conflit avec la France.
Une grande partie des Français se désintéresse de l’Algérie et des relations avec elle, mais une autre partie, et notamment les résidents ou nationaux français d’origine algérienne, déplorent cette situation. C’est le cas également d’une grande partie de la population algérienne, dont il est impossible d’évaluer l’importance.
Pour Emmanuel Macron, qui n’a pas vécu ces événements ni leur ressassement permanent par les programmes scolaires et les propos officiels algériens, la situation actuelle est totalement illogique et il serait bon, tant sur le plan économique que géopolitique ainsi que pour l’intérêt humain des gens concernés, que cette hostilité persistante cesse.
Mais on a l’impression que notre président est tombé dans un piège.
Car au lieu d’agir symétriquement et d’analyser l’attitude du FLN, la personnalité algérienne choisie pour avoir le même rôle que Benjamin Stora pour la France, à savoir Abdelmajid Chikhi, directeur des archives nationales, ne cherche visiblement pas de solution, souffle sur le feu et a même lancé une chaîne algérienne dédiée à la mémoire orientée selon la thèse officielle.
Cela laisse l’impression que toute concession de la part d’Emmanuel Macron sera toujours considérée comme insuffisante.
S’il se refuse à aller plus loin, ou s’il demande des excuses réciproques pour le mal fait aux harkis et aux Pieds-noirs, l’armée en profitera pour accuser la France de rester hostile.
Si au contraire il cède à toutes les demandes d’excuses et de repentance sans que l’Algérie en fasse autant de son côté, l’armée dira qu’elle a obtenu la légitimation de son action.


L’Algérie : une armée en quête de légitimité-2-  La-guerre-des-memoires-entre-la-France-et-lAlgerie
La guerre des mémoires entre la France et l’Algérie
Bref le pays patauge toujours les mêmes problèmes depuis l’indépendance : pas de démocratie, une dépendance au pétrole qui mène à la famine, une formation scolaire et universitaire médiocre et qui va probablement empirer. Mais au lieu de s’y attaquer il est tellement plus commode de se fabriquer une légitimité en accusant la France…
Yves Montenay

Remerciements : Je remercie toute l’équipe du Rotary Paris la défense Courbevoie de m’avoir invité à donner cette conférence, dont je vous partage le contenu, pour lui donner la plus large diffusion.




https://www.yvesmontenay.fr/2021/05/21/lalgerie-une-armee-en-quete-de-legitimite/?fbclid=IwAR0xasGACAFE9umvJfvn_ZWNUP5g1vq1-yqMITg8biM0-8WsqAZDRg3dotk