Les premiers chiens d’Amérique à l’origine d’une tumeur canine contagieuse


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Les chiens domestiques des Amérindiens ont disparu à la suite de la colonisation européenne, mais une partie de leur génome a subsisté dans une tumeur canine qui s’est répandue dans le monde entier. 
En analysant l’ADN de chiens anciens d'Amérique du Nord et de Sibérie, des chercheurs ont retracé l’histoire des chiens domestiques américains. On pense que les tout premiers chiens sont arrivés sur le continent américain aux côtés des humains il y a plus de 10 000 ans, en traversant la Béringie (la bande de terre qui reliait alors les continents américain et asiatique). Selon cette nouvelle étude, publiée dans la revue Science, ces chiens « natifs » auraient disparu après l’introduction de races européennes par les colons, et n'ont laissé que de minces traces dans le génome des chiens actuels.
Plus surprenant encore, les chercheurs ont trouvé un « descendant » de ces premiers chiens amérindiens sous une forme étrange : un cancer sexuellement transmissible, qui proviendrait de la tumeur d’un unique chien ayant vécu il y a des milliers d’années.
Selon Laurent Frantz, généticien à la Queen Mary University de Londres et coauteur de l’étude, les chiens ont joué un rôle clé dans les sociétés ancestrales d’Amérique. « Ces peuples n’avaient aucun autre animal domestique ; les chiens étaient donc des animaux très importants » affirme le généticien, qui souligne que les chiens ont certainement apporté leur aide aux déplacements ou à la chasse. L’origine et le sort de ces chiens primitifs ont été vivement débattus. D’où viennent-ils exactement et que s’est-il passé après l’arrivée des nouvelles races européennes ? Telles sont les deux questions auxquelles l’équipe de Laurent Frantz a tenté de répondre.
Les scientifiques ont séquencé l’ADN de 71 chiens âgés de 1 000 à 10 000 ans provenant de sites archéologiques en Amérique du Nord et en Sibérie. Le génome des anciens chiens d’Amérique se révèle semblable à celui des chiens retrouvés en Sibérie, mais diffère notablement du génome des chiens américains actuels. Mais, curieusement, les chercheurs ont remarqué une ressemblance quasi parfaite entre le génome des anciennes races de chiens américains et celui de la tumeur vénérienne transmissible canine (TVTC, appelée aussi sarcome de Sticker), un cancer contagieux qui touche de nombreux canidés. L’équipe en a conclu que les chiens primitifs américains étaient des proches parents du premier chien qui a souffert de la TVTC, dont l’ADN est aujourd’hui présent dans les tumeurs de millions de chiens du monde entier. « C’est un génome figé dans le temps », explique Laurent Frantz.
Bien que les cas de cancers soient fréquents chez les animaux, cette maladie est en général non infectieuse. Typiquement, le système immunitaire d’un animal reconnaît et détruit les cellules cancéreuses venant d’autres animaux, déclare Máire Ní Leathlobhair, biologiste du cancer à l’université de Cambridge et coauteure de l’étude. Toutefois, la TVTC demeure une exception dont l’origine a intrigué les chercheurs.
L’équipe de Máire Ní Leathlobhair a découvert que la tumeur vénérienne transmissible canine est une maladie bien plus jeune qu’on ne le pensait. En extrapolant le taux de mutations de l’ADN de TVTC en fonction du temps, l’équipe a pu établir que le premier chien contaminé, dont les cellules ont muté dans la toute première tumeur, a vécu il y a 8 500 ans, soit 3 000 ans plus tard qu’on ne le pensait. Cette nouvelle datation, combinée aux similitudes entre l’ADN de la TVTC et celui des premiers chiens américains, implique que le premier chien à avoir développé une tumeur transmissible a pu être un chien natif d’Amérique du Nord. Mais le lieu où cela s’est produit est loin d’être établi, et ne fait pas consensus parmi les auteurs de l’étude.
« C’est un point de désaccord au sein de l’équipe », indique Máire Ní Leathlobhair. La TVTC contient en effet des traces d’ADN de coyote, animal que l’on ne trouve qu’en Amérique du Nord. Mais des études précédentes ont montré que les cellules souches des tumeurs transmissibles qui sévissent actuellement en Amérique ont été introduites au cours des cinq derniers siècles. Pour la chercheuse, l’explication la plus simple est que le premier animal touché par la tumeur était un chien sibérien, proche parent des premiers chiens américains, qui a ensuite contaminé le reste du monde. Concernant les traces d’ADN de coyote dans la TVTC, elle indique qu'il ne serait pas surprenant qu'un certain nombre de coyotes d’Amérique du Nord aient traversé la Béringie et se soient accouplé avec des chiens sibériens. « Nous savons qu’il y avait un chassé-croisé d’humains entre les deux continents, dit-elle, et on pense que le même phénomène s’appliquait aux chiens ». Elle ajoute que des chiens sauvages comme les coyotes ont pu suivre le même chemin. Alternativement, la TVTC pourrait être apparue chez un chien d’Amérique du Nord, puis se répandre en Sibérie et au-delà, avant d’être réintroduite en Amérique au cours des cinq derniers siècles. Máire Ní Leathlobhair espère répondre à cette question dans ses futures recherches.


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« C’est une étude passionnante et très bien menée », s’enthousiasme Elaine Ostrander, généticienne pour les instituts américains de la santé, qui n’a pas participé à l’étude. Elle ajoute que le séquençage de l’ADN du noyau des cellules de chiens primitifs américains place cette étude à part, car l’ADN nucléaire est riche d’informations tant sur l’ascendance paternelle que maternelle. Des études précédentes menées sur des anciens chiens américains s’étaient limitées à l’ADN des organites nommés mitochondries, qui est mieux préservé que l’ADN nucléaire, mais qui ne provient que de la mère. « Utiliser l’ADN nucléaire pour compléter les pièces manquantes du puzzle n’a jamais été réalisé auparavant », précise Elaine Ostrander. Par ailleurs, elle fait remarquer que cette étude sur les premiers chiens américains est la première qui inclut des données sur la TVTC – certainement « la plus vieille lignée cellulaire propagée au monde ».
Des cancers contagieux
En dehors de la TVTC, les scientifiques ne connaissent que peu de cancers contagieux. Le premier cas, observé chez les diables de Tasmanie, a brisé « l’un des axiomes de la cancérologie », selon lequel la maladie ne peut se transmettre d’un individu à l’autre, poursuit Máire Ní Leathlobhair. La tumeur faciale des diables de Tasmanie, propagée par la propension chez ces animaux à se mordre à la face, menace aujourd’hui l’espèce d’extinction. Une étude publiée en 2016 a même révélé l’existence d’un cancer chez les bivalves qui contamine non seulement les individus d’une même espèce, mais aussi ceux d’espèces proches, comme les moules et les palourdes.
Dans certains cas exceptionnels, le cancer peut se transmettre entre humains. Au cours des années 1950-1960, Chester Southam, oncologue au Memorial Sloan Kettering Cancer Center, a injecté, dans le cadre d’une expérience très discutable tant d'un point de vue scientifique qu'éthique, des cellules cancéreuses à plus de 300 personnes, souvent sans vraiment les en informer. Certains sujets, parmi lesquels se trouvaient des prisonniers, ont développé des tumeurs. Chester Southam n’a jamais été poursuivi en justice, et fut même élu plus tard président de l'Association américaine pour la recherche sur le cancer... Dans deux autres cas plus récents, des membres d’une équipe médicale se sont accidentellement contaminés en travaillant sur des cellules cancéreuses, et ont ensuite développé des tumeurs. La plupart des autres cas de transmission de cancer entre humains concernent la transplantation d’organes abritant des tumeurs malignes, ou des infections du fœtus par la mère. Une étude datée de 2015 décrit l‘histoire d’un homme atteint du sida, virus qui détruit le système immunitaire, ayant développé un cancer à partir de cellules malignes provenant d’un ténia (ver solitaire). Mais en général, nous ne devrions pas nous inquiéter « d’attraper » le cancer, rassure Máire Ní Leathlobhair. C’est une autre histoire pour les chiens, car la TVTC les affecte sur les cinq continents.
Laurent Frantz déclare que la découverte de la « paternité » de la TVTC a été la « grosse surprise » de cette nouvelle étude, bien que son équipe ait répondu à de nombreuses questions sur l’histoire des premiers chiens américains. Premièrement, leurs analyses ADN prouvent que les chiens domestiqués ont voyagé avec les hommes venus de Sibérie jusqu’en Amérique du Nord. Cela invalide l’hypothèse selon laquelle les Amérindiens auraient apprivoisé des loups après leur arrivée sur le continent. Deuxièmement, l’étude prouve de manière définitive que les chiens européens ont presque entièrement remplacé les chiens natifs après la colonisation. Les chercheurs n’ont trouvé quasiment aucune trace des premiers chiens d’Amérique dans le génome de leurs successeurs.
Ces questions étant réglées, Laurent Frantz affirme qu’il y a encore beaucoup à découvrir sur la façon dont les chiens européens ont remplacé les premiers chiens américains. « Les facteurs sociaux sont souvent mis en avant », précise-t-il. Les colons européens auraient pu avoir une préférence pour leurs propres races de chiens, pour chasser ou pour rassembler leurs troupeaux. Mais ces pratiques culturelles n’expliquent pas tout, selon lui : « Un remplacement aussi drastique implique une cause bien plus grave, comme une maladie infectieuse. » L'un des suspects serait la TVTC elle-même : le lien génétique entre la tumeur et les premiers chiens américains les aurait rendus particulièrement sensibles à l’infection. « Ce cancer a pu jouer un rôle dans la disparition de ces chiens », suppose-t-il. Jusqu’à ce que l’équipe en fasse la preuve, ce lien entre la TVTC et la disparition des premiers chiens américains est néanmoins « purement spéculatif ». Laurent Frantz conclut tout de même : « Je pense que c’est une hypothèse fascinante ».
Cet article a été initialement publié sur ScientificAmerican.com sous le titre Ancient Dog DNA Reveals Close Relationship with Contagious Cancer. Traduction de Lucas Streit.
 
 
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