L'Univers avant le Big Bang-1-
Le Big Bang est-il le commencement du temps, ou l’Univers existait-il avant ? Il y a moins de dix ans, une telle question aurait eu des allures de sacrilège. Pour les cosmologistes, une telle interrogation n’avait tout simplement pas de sens. Imaginer une époque antérieure au Big Bang, c’était comme chercher un point au Nord du pôle Nord. Selon la théorie de la relativité générale, un Univers en expansion doit avoir commencé par un Big Bang, ce qui implique la finitude du temps, apparu simultanément avec l’espace et l’énergie-matière. Cette façon de voir s’est modifiée au cours des dernières années. Lors de sa naissance, l’Univers était concentré en une région si minuscule que les lois de la physique quantique devaient s’y appliquer. La relativité générale, qui n’est pas une théorie quantique, cesse d’être valide à l’échelle du Big Bang. La théorie des cordes, qui se développe depuis une trentaine d’années, est susceptible de prendre le relais en offrant une description quantique de la gravitation. Elle a récemment permis de concevoir deux modèles cosmologiques – le modèle pré-Big Bang et le modèle ekpyrotique – décrivant un Univers antérieur au Big Bang. Ces scénarios, où le temps n’a ni commencement, ni fin, pourraient avoir laissé des traces observables dans le fond diffus cosmologique, le rayonnement émis peu après le Big Bang et que l’on détecte aujourd’hui sous une forme fossile sur l’ensemble du ciel.
La volonté récente de prendre en compte ce qui pourrait s’être passé avant l’origine de l’Univers n’est que le dernier en date des revirements intellectuels qui se sont succédé durant des millénaires. Dans toutes les cultures, les philosophes et les théologiens ont été confrontés à la question du commencement des temps et de l’origine du monde. Notre « arbre généalogique » passe par les premières formes de vie, la formation des étoiles, la synthèse des premiers éléments et remonte jusqu’à l’énergie qui baignait l’espace primordial. Continue-t-il ainsi éternellement ou prend-t-il racine quelque part ? Les philosophes grecs ont longuement débattu de l’origine du temps. Aristote défendait l’absence de commencement en invoquant le principe selon lequel rien ne surgit de rien. Si l’Univers ne peut naître ex nihilo, il doit avoir toujours existé. Le temps devrait s’étendre éternellement dans le passé comme dans le futur. Les théologiens chrétiens ont défendu le point de vue inverse. Saint Augustin affirmait que Dieu existe en dehors de l’espace et du temps et qu’il est capable de les créer comme il a forgé les autres aspects du monde. Que faisait alors Dieu avant de créer le monde ? Selon saint Augustin, le temps lui-même faisant partie de la création divine, il n’y avait tout simplement pas d’avant.
L'Univers avant le BIG BANG ?
Une étrange homogénéité
La théorie de la relativité générale a conduit les cosmologistes modernes à une conclusion très semblable. Dans ce cadre, l’espace et le temps ne sont pas rigides et absolus, mais dynamiques et déformés par l’influence de la matière. À de grandes échelles de distance, l’espace se courbe, s’étend ou se contracte au cours du temps, en emportant avec lui la matière. Au cours des années 1920, à la suite d’Edwin Hubble, les astronomes ont confirmé que notre Univers est en expansion : les galaxies s’éloignent les unes des autres. Une des conséquences de cette expansion est que le temps ne peut s’étendre indéfiniment vers le passé. En projetant le film de l’histoire cosmique à l’envers, les galaxies se rapprochent les unes des autres jusqu’à se rejoindre en un point infinitésimal, nommé singularité. Toutes les galaxies – ou plutôt leurs précurseurs – se retrouvent dans un volume nul. La densité, la température, mais aussi la courbure de l’espace-temps, deviennent infinies. La singularité est le cataclysme ultime au-delà duquel nous ne pouvons plus poursuivre de généalogie cosmique.
Ce déroulement soulève de nombreuses questions. En particulier, il semble peu compatible avec le fait que l’Univers apparaisse homogène, à grande échelle, dans toutes les directions. Pour que le cosmos ait le même aspect en tout point, il faut qu’une forme d’interaction se soit établie entre les régions éloignées de l’espace afin que leurs propriétés se soient homogénéisées. Or cela contredit les données de l’expansion cosmologique. La lumière a été libérée il y a 13,7 milliards d’années (c’est le fond diffus cosmologique observé aujourd’hui dans le domaine des micro-ondes). Dans toutes les directions, on trouve des galaxies distantes de plus de 13 milliards d’années-lumière. Il existe ainsi des galaxies, dans des directions opposées, qui sont séparées par plus de 25 milliards d’années-lumière. Par conséquent, ces régions n’ont jamais été en contact : elles n’ont pas eu le temps d’échanger de la lumière, ni a fortiori de la matière. Leur densité, leur température et autres propriétés n’ont pas pu être homogénéisées.
Pourtant, les propriétés de la Voie lactée sont à peu près les mêmes que celles de ces galaxies lointaines. Cette homogénéité pourrait être une coïncidence. Cependant, il est difficile d’admettre que les dizaines de milliers de parties indépendantes dans l’image du fond diffus cosmologique, statistiquement identiques, avaient dès le début des propriétés identiques. Il existe deux explications plus naturelles : soit l’Univers était dans ses premiers instants beaucoup plus petit que ne le suppose la cosmologie classique, soit il est beaucoup plus vieux. Dans les deux cas, deux parties distantes du ciel avant l’émission du rayonnement cosmologique auraient pu interagir.
La première hypothèse est celle que les astrophysiciens préfèrent. L’Univers aurait connu une période d’expansion vertigineuse, l’inflation, au tout début de son histoire. Auparavant, toutes les régions de l’Univers étaient si proches que leurs propriétés se sont homogénéisées. Puis, au cours de la phase d’inflation, l’expansion s’est emballée et l’Univers s’est dilaté plus vite que la lumière. Les différentes parties du cosmos ont été isolées les unes des autres. Après une infime fraction de seconde, l’inflation a pris fin et l’expansion a retrouvé un cours tranquille. Le contact entre les galaxies s’est progressivement rétabli alors que la lumière rattrapait son retard, créé par l’inflation. Pour expliquer cette expansion frénétique, les physiciens ont introduit un nouveau champ de force, l’inflaton, qui a produit une force gravitationnelle répulsive très élevée dans les premiers instants suivant le Big Bang. Contrairement à la gravitation, l’inflaton accélère l’expansion. Une fraction de seconde après le Big Bang, il s’est épuisé, la force répulsive a disparu et la gravitation a repris le dessus. Cette théorie, proposée en 1981 par le physicien Alan Guth, a permis d’expliquer un grand nombre d’observations. Néanmoins, certaines difficultés théoriques subsistent, à commencer par la nature de l’inflaton.
La seconde façon de résoudre le problème est moins classique : elle suppose l’Univers beaucoup plus vieux que prévu. Si le temps n’a pas commencé avec le Big Bang, et si une longue ère a précédé le début de la période d’expansion actuelle, l’Univers a eu amplement le temps de s’homogénéiser. Un tel scénario élimine en outre la difficulté posée par la singularité qui surgit lorsqu’on veut étendre la relativité générale au-delà de son domaine d’application. En effet, à l’approche du Big Bang, le confinement de la matière est tel que les effets quantiques doivent être dominants, et la relativité n’en tient aucun compte. Pour découvrir ce qui s’est réellement passé, les physiciens doivent remplacer la relativité générale par une théorie quantique de la gravitation. Les théoriciens s’y sont employés depuis l’époque d’Einstein, sans grands progrès jusqu’au milieu des années 1980.
Deux visions du commencement. Dans notre Univers en expansion, les galaxies se fuient les unes les autres à une vitesse proportionnelle à la distance qui les sépare : des galaxies distantes de 500 millions d’années-lumière se séparent deux fois plus vite que des galaxies distantes de 250 millions d’années-lumière. En conséquence, toutes les galaxies doivent être parties du même point au même moment : c’est le Big Bang. Cette conclusion reste valable même si l’expansion de l’Univers a connu des périodes d’accélération ou de décélération. Cependant, la situation devient incertaine lorsque l’on considère le moment précis où les galaxies (ou plutôt leurs précurseurs) ont commencé leur mouvement de fuite. :copyright: Samuel Velaco
Les cordes rebondissent
Aujourd’hui, deux approches semblent prometteuses. La première, la gravitation quantique à boucles, conserve l’essentiel de la relativité – la nature dynamique de l’espace-temps et l’invariance par rapport au système de coordonnées utilisé – et met ces principes en œuvre dans le cadre de la physique quantique. L’espace-temps qui en résulte est formé de minuscules morceaux insécables. Ces dernières années, la gravitation quantique en lacets a connu d’importants progrès, mais elle n’est peut-être pas assez radicale pour résoudre tous les problèmes posés par la quantification de la gravitation.
La seconde approche, sur laquelle sont fondés les scénarios présentés ici, est la théorie des cordes. Sa première ébauche est apparue en 1968 dans un modèle que j’ai proposé pour décrire les interactions des constituants du noyau atomique. Ce n’est que dans les années 1980 qu’elle a ressuscité pour devenir une théorie candidate à l’unification de la relativité générale et de la théorie quantique.
Son idée de base est que les composants fondamentaux de la matière ne sont pas ponctuels, mais unidimensionnels, à l’instar de cordes sans épaisseur. Ces cordes vibrent comme celles d’un violon, et le vaste bestiaire des particules, dotées chacune de propriétés caractéristiques, reflète les différents modes de vibration. Les lois quantiques permettent à ces cordes vibrantes dénuées de masse de décrire les particules et leurs interactions, et elles font émerger de nouvelles propriétés ayant de profondes implications pour la cosmologie.
Premièrement, des effets quantiques imposent aux cordes une taille minimale de l’ordre de 10-34 mètre. Ce quantum irréductible de longueur, noté ls, est une nouvelle constante de la nature, aux côtés de la vitesse de la lumière et de la constante de Planck. Dans la théorie des cordes, elle joue un rôle crucial en imposant une borne finie à des quantités qui, sans cela, deviendraient nulles ou infinies.
Deuxièmement, l’énergie de certains modes de vibration des cordes correspond aux masses des particules. Par ailleurs, ces vibrations confèrent aux cordes un moment cinétique intrinsèque, ou spin. Les cordes peuvent acquérir plusieurs unités de spin tout en restant de masse nulle : elles sont à même de représenter les bosons, particules messagères des forces fondamentales (tel le photon pour l’électromagnétisme). Historiquement, c’est en découvrant des modes de vibration de spin égal à deux, identifiés à la particule supposée véhiculer l’interaction gravitationnelle, le graviton, que les physiciens ont entrevu l’intérêt de la théorie des cordes pour la quantification de la gravité.
Troisièmement, les équations de la théorie des cordes ne sont cohérentes que si l’espace a neuf dimensions au lieu des trois usuelles, et si les six dimensions spatiales supplémentaires sont enroulées sur de très petites distances.
Quatrièmement, les constantes qui décrivent l’intensité des forces fondamentales, telle la constante de gravitation ou la charge électrique, ne sont plus fixées arbitrairement, mais apparaissent dans la théorie des cordes sous forme de champs dont les valeurs évoluent au cours du temps. L’un de ces champs, le dilaton, joue un rôle particulier : il détermine l’évolution des autres champs, c’est-à-dire l’intensité de toutes les interactions. Au cours de différentes époques cosmologiques, les « constantes » de la physique ont ainsi pu connaître de minuscules variations. Les astrophysiciens cherchent aujourd’hui à les mesurer en observant l’Univers lointain.
Quand la symétrie dompte l’infini
Enfin, les cordes ont révélé l’existence de nouvelles symétries de la nature, les dualités, qui transforment radicalement notre compréhension intuitive du comportement des objets à des échelles extrêmement petites. L’une de ces symétries, la T-dualité, relie les petites et les grandes dimensions supplémentaires. Cette symétrie est liée à la plus grande variété de mouvements possibles pour les cordes, par rapport à des particules ponctuelles. Considérons une corde fermée (une boucle) se déplaçant dans un espace à deux dimensions dont l’une est repliée en un petit cercle. Cet espace équivaut à la surface d’un cylindre. En plus de vibrer, la corde peut se déplacer à la surface, mais aussi s’enrouler une ou plusieurs fois autour du cylindre, tel un élastique retenant une affiche enroulée.
Vibration, déplacement et enroulement participent à l’énergie totale de la corde. L’énergie des deux derniers modes dépend de la taille du cylindre. L’énergie d’enroulement est proportionnelle au rayon du cylindre : plus il est grand, plus la corde doit être étirée pour s’enrouler, de sorte qu’elle emmagasine davantage d’énergie. En revanche, le long de la dimension enroulée, le déplacement d’une corde se traduit par une énergie inversement proportionnelle au rayon : plus le cylindre est gros, plus la corde peut s’y déplacer « tranquillement » (Les relations d’indétermination de la mécanique quantique empêchent une particule localisée avec précision d’être au repos. Une particule confinée est ainsi animée d’une grande vitesse, tandis qu’une particule dont la position est peu contrainte se déplace plus « tranquillement »). Sur un cylindre plus étroit, l’enroulement de la corde nécessite une énergie inférieure, tandis que le déplacement est plus agité et confère plus d’énergie au système. Si l’on échange un cylindre d’un rayon donné R avec un cylindre de rayon inverse 1/R (l’unité étant la longueur minimale des cordes), les séries d’états d’énergie produits par les deux modes sont échangées, mais l’ensemble des états reste identique. Pour un observateur extérieur, les grandes dimensions enroulées sont alors physiquement équivalentes aux petites, de rayon inverse.
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