La momification, passeport pour l’éternité

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Pour les anciens Égyptiens, la survie dans l’au-delà n’était possible que si le corps du défunt conservait sa cohérence anatomique. Un défi mêlant rites et savoir technique, que relevaient les embaumeurs.
Pour les anciens Égyptiens, la mort physique était un état ambigu, qui pouvait avoir deux conséquences opposées : entraîner la « seconde mort », c’est-à-dire un anéantissement total et irréversible, ou n’être qu’une phase transitoire dans un processus de transfiguration menant à la survie. La seconde possibilité – c’est bien compréhensible ! – était la plus séduisante. Mais l’accès à la survie, loin d’être automatique, requérait une condition minimale et impérative : que le corps du défunt fût conservé dans sa cohérence anatomique. C’est cette idée fondamentale qui explique les pratiques de momification dans l’Égypte pharaonique.
En premier lieu, il faut éviter la dislocation du corps, en particulier la décollation, à savoir la séparation de la tête. Le cadavre, rétabli ou maintenu dans son organisation originelle, subit alors une série de traitements pour le rendre propre à la transfiguration par le rite et à l’accès à la survie. Car un cadavre est fondamentalement soumis à deux tendances contradictoires : soit il tend à se putréfier, processus qui mène à sa désagrégation, soit il peut se dessécher, ce qui, dans des conditions optimales, conduit à un état de conservation compatible avec les exigences de la survie. La momification joue sur ces deux tendances, en luttant contre la première et en favorisant la seconde.


Toutânkhamon a été momifié sans son cœur

Bouillie de cerveau
Les organes que les anciens Égyptiens jugeaient les plus vulnérables à la putréfaction étaient le cerveau et les viscères. Aussi, excérébration et éviscération comptaient parmi les procédés de base de la momification. L’excérébration se pratiquait en général en extrayant le cerveau par le nez à l’aide d’un crochet. Il fallait l’écraser en le malaxant, avant d’introduire un dissolvant et de faire s’écouler la bouillie résultante. On mettait alors à sa place de la résine, mêlée à du goudron végétal et du charbon de bois. Souvent, le cerveau était laissé en place, et la dure-mère (la membrane extérieure) se conservait desséchée.
L’éviscération est une action de prime importance. Les bactéries des intestins, en effet, sont promptes à se diffuser et à provoquer la corruption. Aussi, le corps était-il très souvent – mais pas toujours – éviscéré. Il existait deux procédés d’éviscération. Le premier était l’injection par l’anus d’un liquide qui accélérait la décomposition des viscères jusqu’à leur évacuation. Le second consistait à extraire les entrailles par une incision pratiquée dans le flanc gauche, d’où un accès plus aisé aux intestins tout en évitant l’obstacle du foie. La fente était obturée après coup par une plaque en métal, de préférence en or, ou d’une pellicule de cire rouge, éventuellement décorée de l’œil d’Horus.
Quatre dieux pour les viscères
Après leur extraction, les viscères étaient baignés quelque temps dans des solutions de vin cuit et d’aromates, ou de natron. Ils pouvaient ensuite avoir deux sorts différents. Selon une tradition ancienne, ils devaient être mis à part du corps. Peu à peu se répandit l’usage de les placer dans quatre vases, appelés vases canopes, déposés près de la momie, souvent à l’intérieur d’un coffre. Chacun de ces quatre vases était protégé par l’un des quatre fils d’Horus, appelés Douamoutef (à tête de canidé), Qebehsenouf (à tête de faucon), Imset (à tête humaine) et Hâpy (à tête de singe). À partir de la XXIe dynastie (1069-945 av. J.-C.), une pratique différente imposa de replacer les viscères dans la momie, une fois la phase de dessiccation terminée.
Dans la cavité corporelle débarrassée des viscères étaient introduits des produits dissolvants. Après qu’ils avaient lavé l’intérieur, ils étaient recueillis et mêlés à des substances aromatiques pour être conservés à part, souvent dans une fosse distincte de la tombe. Ensuite, on introduisait un bourrage où du tout-venant – mousse, sciure, charpie, boue, cendre – se mêlait à la résine, à la myrrhe, aux aromates (notamment la nicotine, retrouvée dans la momie de Ramsès II, et qui n’avait rien à voir avec les Cigares du pharaon !). Souvent, le phallus était momifié avec le corps, mais il en était parfois détaché. On plaçait alors entre les jambes une grenouille momifiée. Le batracien était considéré comme le parangon du bondissement brusque hors de l’inerte, et donc n’était-il pas bienvenu pour provoquer magiquement l’érection post-mortem du défunt ?


Comment les Égyptiens envoyaient-ils leurs défunts dans l'au-delà ?

Seul le cœur demeure à sa place
La capacité de se mouvoir dans l’au-delà était l’un des nombreux objectifs des rites. D’où l’attention portée aux pieds. Ceux-ci étaient souvent munis de sandales. Les orteils des momies royales étaient protégés par des étuis. À l’époque gréco-romaine, on recouvrait les pieds d’un cartonnage en forme de bottes. Quant à la tête, elle était placée sur un support (pièce de cuir, ovale de jonc ou de tissu) appelé « hypocéphale ». Le visage était souvent recouvert d’un masque de bois, de plâtre, de tissu, voire d’or comme celui de Toutânkhamon. À défaut, il était peint d’une couche d’or, considéré comme la chair divine.
Le cœur ne partageait pas le sort des viscères. Siège de la vie psychique et morale, tout à la fois conscience, intellect, volonté et affect, il fallait absolument qu’il demeurât à sa place, parce qu’il commandait les flux de sang et d’air assurant la connexion des différentes parties du corps durant la vie et, par extension – espérait-on – après la mort. On plaçait sur lui un scarabée, portant souvent une formule de protection, et maintenu sur la momie par des bandelettes ou suspendu au cou du défunt, ou encore inséré dans un pectoral.
Une toilette au natron
Voilà comment lutter contre la putréfaction. Voici à présent comment favoriser la dessiccation. La peau était très soigneusement lavée en immergeant le corps. Venait alors le traitement au natron, un mélange de carbonate et de bicarbonate de soude, avec des traces de sulfate de soude. On le mettait en contact des chairs, tout à la fois par l’extérieur, en frottant la peau avec des tampons, et par l’intérieur, en bourrant la cavité corporelle éviscérée de sachets qui en étaient remplis. Tardivement, on recourut à des ingrédients aux effets brutaux, comme l’huile de cèdre. Plutôt que de dessécher les chairs, ces ingrédients les dissolvaient, ce qui explique le très médiocre état de certaines momies d’époque tardive.
Ensuite, le corps était enveloppé de plusieurs couches superposées de bandelettes, imprégnées de diverses substances censées assurer l’impénétrabilité aux attaques possibles de l’environnement et masquer les odeurs nauséabondes. Ces baumes étaient composés d’huiles, de vins aromatiques, de poix, de myrrhe, de résines diterpéniques et triterpéniques, de cire d’abeille, de labdanum et de tanins. Tardivement, on recourut au bitume du Sinaï ou de la mer Morte. D’où la coloration noire des momies. En raison des substances dont les bandelettes étaient imprégnées, les momies broyées en poudre devinrent un ingrédient de choix dans la pharmacopée du Moyen Âge, sous le nom de mumia. Enfin, on insérait fréquemment entre ces différentes enveloppes des amulettes représentant des divinités ou des symboles protecteurs.
Ouvrir les sept orifices
Tant de soins requis faisaient de la momification une entreprise longue et délicate quand elle était soignée. Pour assurer cette noble tâche, se constituèrent des corporations de spécialistes. L’odeur peu gratifiante qui s’échappait de leurs officines rappelait celle des salaisons de poisson. Le même mot grec « taricheute » désignait d’ailleurs le spécialiste de l’embaumement et celui de la salaison !
Une fois parachevée, la momie faisait l’objet d’un long rituel, dont le rite de l’ouverture de la bouche constituait le point culminant. Il consistait à rendre opératoires dans l’au-delà les sept orifices du visage en les touchant avec une herminette et d’autres instruments, comme celui en forme de serpent appelé ourthekaou. La momie était alors insérée dans un cercueil, puis dans un sarcophage en bois, lequel, éventuellement, était placé dans une cuve en pierre. Ainsi s’achevait la momification, dont le processus devait se dérouler théoriquement en 70 jours, un chiffre idéal représentant sept fois une décade, la durée de base dans la périodicité des activités laborieuses.


Secrets d'histoire - Ramsès II ou les recettes de l'éternité (Intégrale)



Pour en savoir plus
• Rites et croyances d’éternité, I. Franco, Pygmalion, 1993.
• Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne, J. Assmann, Éditions du Rocher, 2003.






Chronologie
3000-2635 av. J.-C.
Époque thinite. Les premiers pharaons sont enterrés dans des mastabas (des tombeaux en briques crues).
2635-2140 av. J.-C.
Ancien Empire. Les pharaons sont enterrés dans des pyramides, et leurs cadavres sont traités en vue de leur conservation.
2022-1784 av. J.-C.
Moyen Empire. Les techniques de momification s’affinent et se diversifient en fonction du statut social du défunt.
1539-1069 av. J.-C.
Nouvel Empire. Les pharaons sont enterrés à Thèbes (vallée des Rois), après avoir bénéficié d’une momification très élaborée.
650-30 av. J.-C.
Basse Époque et époque ptolémaïque. La pratique de la momification touche les animaux sacrés et leurs congénères.
392 apr. J.-C.
La religion traditionnelle et la momification sont abandonnées avec l’adoption du christianisme par les empereurs romains.
Des momies exhibées lors des banquets
L’historien grec Hérodote, qui visita l’Égypte au milieu du Ve siècle av. J.-C., montra un intérêt particulier pour les techniques de momification, qu’il décrivit avec beaucoup de détails dans ses Histoires. Dans cet ouvrage, il raconte une anecdote curieuse. À la fin des banquets où se réunissait la haute société, un homme faisait passer dans un cercueil une effigie en bois, sculptée et peinte à la perfection pour imiter une momie, et mesurant au total une ou deux « coudées » (une mesure égyptienne d’environ 0,45 mètre). Il la montrait à chaque participant en disant : « Regarde et puis bois et amuse-toi, car quand tu mourras, tu seras comme cela. »
De la maison à la tombe
Une fois la momification terminée, le défunt était transporté vers son ultime lieu de repos dans la nécropole. Un grand cortège partait de la maison. En tête, des serviteurs chargés d’offrandes alimentaires, de fleurs et de mobiliers destinés à la tombe. Les vases canopes contenant les viscères étaient transportés sur un traîneau, le cercueil avec la momie sur un autre. Arrivé devant la tombe, le cortège était accueilli par des groupes de danseuses et de pleureuses, appelées mouou. La momie était dressée devant la tombe. Puis un prêtre appelé setem célébrait le rite de l’ouverture de la bouche en prononçant cette formule : « Ta bouche est à ta disposition. Ta bouche a été ouverte pour toi. Tes yeux ont été ouverts pour toi avec l’herminette de fer météoritique. »
La passion destructrice du démaillotage
Au XIXe siècle, une fièvre égyptomaniaque se répand en Europe, et le démaillotage des momies devient un événement social. À cette occasion, des experts donnaient des conférences sur les procédés de momification, tout en démaillotant des momies, qui s’en retrouvaient irrémédiablement endommagées. Même les momies de pharaons subirent ce sort. En 1881, Gaston Maspero, directeur du service des Antiquités égyptiennes du Caire, enleva les bandelettes qui enveloppaient le corps du pharaon Thoutmosis III pour l’exhiber devant un public de curieux. Seules ces bandelettes avaient maintenu le corps disloqué dans sa cohérence. Devant ce désastre, Maspero se mit à recoudre l’enveloppe et fit conserver les restes morcelés dans un magasin.

Pascal Vernus, égyptologue, directeur d’études à l’École pratique des hautes études















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