La valeur de la montagne dans la poésie kabyle
Dans l’esprit des Kabyles, leurs âmes et leurs cœurs, la montagne est toujours omniprésente. C’est tellement vrai qu’entres eux ils se définissent fièrement d imesdurar(Ceux de la montagne) ou encore « mmi-s n udrar » ( fils du le montagne). Tou,t dans leur vécu, le profane comme le divin, gravite autour de cette Montagne. Cette dernière constitue par excellence un ancrage, un sentiment d’appartenance, bref une identification. Ainsi, quand on questionna Ait Ahmed sur Dieu, il eut pour réponse cette phrase lapidaire : « chez nous, ceux de la montagne, on a la sensation que Dieu est si prés de nous, que nous n’éprouvons pas le besoin de l’invoquer à tout moment ». Le même subterfuge sera usité par le Leader charismatique afin de rassurer les citoyens, suite à la déferlante du FIS lors des législatives de juin 90, en disant : « j’ai les montagnes derrière moi ». C’est dire toute la puissance symbolique de la montagne chez les kabyles.
Tout se fait et se défait à travers ces monts millénaires qui couvent de leur bienveillance le pays de Si Mohand Ou Mhand. Adrar est à la fois protection ( leɛnaya) Honneur( adrar n nnif) , un repere ( tamurt n idurar). Aussi, ce n’est point par hasard si les poètes kabyles (anciens et contemporains) ont toujours évoqué les crêtes et les montagnes qui sont( pour la plupart d’entre eux ) des vecteurs de leur rêves(grandeur et résistance) mais aussi la source de leur inspiration.
Mais la montagne n’est pas simplement un lieu, un berceau. Elle va au-delà de cette représentation dans l’esprit et la vision des poètes kabyles. Parfois, elle est présence, c’est-à-dire existence. Si la montagne disparaît, c’est tout le peuple kabyle qui cesse d’exister en même temps.
Ainsi, pour dénoncer la répression qui s’est abattue sur les étudiants kabyles lors des manifestations d’avril 80, Matoub use de cette métaphore : « wahen-asen adrar eččet-tt / on leur désigna la montagne à dévorer ». Pour haranguer la foule à plus de combativité, Lounès a recours encore une fois à la montagne séculaire : « idurar nedheɣ yisen/ ssut-iw anwa ur a snesli-ara/ j’invoque les montagnes/ par leur force, ma voix parvient à chacun d’entre vous ». D’ailleurs, Matoub aura plusieurs fois recours à cette formule : ay adarar yis-k i nedeɣ/ awid sswab iɛerqen/montagne je t’interpelle/ramène – à ta progéniture la raison égarée ».
La Montagne pour, le poète kabyle, est aussi cette force tranquille qui rassure. Lounis Ait Menguellet le dit si bien : « amacahu ɣef adar asmi id yerra ṣṣut/ Lhiba-s tewwded s arraw-is/ amacahu s idmaren i ttqabalen lmut/ seɛrqen i weɛdaw later-is/ que le conte soit dit, en ce jour où la montagne rugit/ sa majesté gagna le cœur de ses enfants/ que le conte soit dit, poitrines nues ils firent face aux balles/ et provoquèrent déroute chez leurs ennemis ».
Elle est aussi une école de courage et de bravoure, un lieu où les hommes épris de liberté luttent au prix de leur vie pour la liberté. Pour matoub la chose est sans équivoque : « Ay adrar n At Iraten/ si Michelet ɛeddi akkin/ Akfadou ṛṛehba meqran/ d lmersa n lmujahidin/ Montagne des At Iraten/ Michelet et bien au-delà/ Akfadou vaste fôret/le repère de nos combattants ».
Relief aux mille facettes, la montagne est aussi berceau ( dduḥ n temẓi) que refuge de la dernière minute quand tout va mal ( adrar aɣ yeṣṣer).
Pour le poète kabyle, la montagne est avant tout une identification culturelle, voire ethnique. Lounis Ait Menguellet dans une ancienne chanson disait, pour situer l’espace où se déroulait son idylle : « deg idurar-ihin/ id netturebba / nek yidem di ssin/ necrek lemḥiba. C’est dans ces montagnes/que nous avons grandi/toi et moi/nous coulons un parfait amour ». Ailleurs, pour présenter les drames de la guerre de libération, il entame son poème (amdjahed) ainsi : zriɣ yell-is n udrar/ lɛeqel-iw iḥar/ufiɣ-ttin teguni azru… j’ai entrevu la fille de la montagne/j’en fus bouleversé/elle faisait le guet devant un rocher… » Les simples vocables ‘ fille de montagne/yell-is n udrar’ suffisent pour faire comprendre à ses auditeurs que c’est d’une femme kabyle dont il s’agit. L’usage de cette formulation est tacite entre les Kabyles.
Trempé dans sa grandeur, le poète kabyle brandit sa montagne comme un bouclier face aux aléas de la vie. Il lui donne vie, en fait sa confidente, son amie, son ultime projection quant à la signification profonde de la vie. Il l’implore de s’élever davantage ( aɛlay ay adrar) la nomme parfois ( idurar n jerjer) , se révolte quand elle est menacée( ɛablen ɣef udrar n nnif ) , voit en elle l’esprit de résistance ( tilawin adrar n ssber , xas izṛi iɛemer/ s nneqma bdant tiɣratin ) il donne à ses mots la puissance et la sérinité de ses sommets qui ni vents ni pluies n’arrivent à alterer : « sebḥenk a win yettɛuzun / yeseɛlin di ccan-is/ i-iɛeddan di laqrun/ ¨hed ur yeɛlim sser-is/rɛud d waḍu ttṣudun/ ur rzin tiɣltin-is Par ta grâce créateur/ toi qui l’imprégnas de majesté/ les temps ont beau passé / sa beauté reste intacte / les pluies et les averses ont beau le rafler/ sans laisser aucune égratignure sur ses sommets »
Ait Slimane Hamid
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