L’affaire Saïd Djabelkhir : considérations inquiètes sur un procès inquiétant et bien au-delà  -2- D-said-djabelkhir-menace-de-mort-d9ceb


C’est dire qu’en fait, dans les contextes aussi complexes que fortement contraints qui caractérisent les évolutions de la société algérienne – et, de manière plus générale, celles du Monde Arabe – tout se passe comme si nous étions en présence de « sociétés bloquées », pour reprendre une notion déjà utilisée par le sociologue français Michel Crozier (1922-2013) à propos de la France de la fin des années 1960, telle qu’alors notamment marquée par la crise majeure qu’y fut « mai 1968 ». Qualificatif de « bloqué » qu’ici, cependant, je ferai précéder de celui de « déboussolé », pour ne pas recourir à celui de « désorienté », déjà utilisé au deuxième degré avec beaucoup d’intelligence par le romancier libanais Amin Maalouf dans le titre de son très beau roman « Les Désorientés », dont la trame évoque précisément les malheurs qui affectent la région et leurs terribles conséquences sur des destins individuels, tels que confrontés à « la disparition de l’avenir », pour reprendre les termes de l’auteur.  Qualificatif de « déboussolé » donc, et qui me semble approprié car, en termes de séquençage – précision importante – si les sociétés arabes sont aujourd’hui « bloquées » c’est, d’abord, car elles sont « déboussolées ». Dans la mesure où nous sommes en présence de sociétés qui n’arrivent toujours pas à dégager en leur sein un consensus social suffisamment large, effectif et opérationnel autour d’un cap ferme et clair et qui, en tant que tel, puisse constituer une direction à suivre. Et ce, puisqu’elles ne cessent d’être caractérisées par des tensions permanentes, ponctuées de nombreux chocs de temporalités – parfois même de nature quasi schizophrénique – entre, pour aller à l’essentiel, d’une part, une tradition ferme, active et voire, agressive et, d’autre part, une modernité velléitaire, procrastinatrice et voire, timorée. Et qui, aujourd’hui, de surcroît, doivent faire face à de nouvelles situations tout à fait exceptionnelles – au sens fort du mot – et dans lesquelles, avant tout, c’est bien leur existence même qui est directement menacée.
« Sociétés déboussolées et bloquées » donc, puisque, depuis maintenant, plus de deux siècles, si nous remontons aux divers chocs de 1798, tels que générés suite à l’invasion de l’Egypte par les forces françaises placées sous le commandement du Général Napoléon Bonaparte, en tant qu’à beaucoup d’égards, événement fondateur de la séquence historique actuelle, telle qu’initiée par la « Nahda » qui s’ensuivit et alors qu’entre-temps, pour sa part, « la vieille taupe de l’Histoire » n’a jamais cessé de creuser, avec toujours la même obstination. Et c’est ainsi que, de fait, bien qu’ayant formellement pris conscience de leur retard par rapport aux normes objectivement imposées par l’Occident, les sociétés arabes n’ont pas été en mesure sur une période longue – maintenant de plus de deux siècles – de formuler des réponses prouvant leurs capacités effectives à rattraper significativement ce retard dont, pourtant, elles avaient pris conscience; en dehors du domaine particulier et important de l’élimination des diverses formes – directes et indirectes – de domination coloniale qui pesaient sur la région. Et donc, sociétés arabes qui, aujourd’hui encore, apparaissent clairement comme toujours aussi « déboussolées et bloquées » ; ces caractérisations devant bien être comprises comme des dominantes se rapportant, en dernière analyse, à la société en tant qu’ensemble et non seulement à un simple appareil d’Etat ou à tel ou tel secteur d’activité déterminé. Et, en conséquence, de fait, aujourd’hui, les sociétés arabes apparaissent très faiblement en mesure de s’intégrer de manière positive, en tant qu’acteurs réellement autonomes et dynamiques, dans les logiques systémiques impulsant les principaux échanges mondiaux contemporains : tant économiques que scientifiques, technologiques et culturels, pour ne citer que les plus significatifs d’entre eux.
Or, en même temps, sur des périodes de l’ordre du demi-siècle, des sociétés asiatiques confrontées à des défis sensiblement de même nature – ainsi, Mao Zedong estimait-il dans ses écrits qu’à partir de la première « Guerre de l’Opium » en 1839 et qui, en outre, allait inaugurer un terrible « siècle d’humiliations », la Chine s’était transformée en une semi-colonie – ont su trouver, en elles-mêmes et tout en s’ouvrant sur le monde, les ressorts leur permettant de s’adapter aux évolutions du monde. Je n’en veux pour preuve que le cycle court de l’ordre de quarante-cinq ans qui – coïncidence significative certainement pas due au hasard – caractérise les différentes expériences nationales suivantes : – les profondes mutations – de fait, sur une si courte période, une véritable révolution – qu’a connues le Japon durant l’ère « Meiji » (ou, pour l’essentiel, l’ainsi bien nommé « gouvernement éclairé ») de 1868 à 1912 et qui le conduiront à devenir une grande puissance mondiale ; – les profondes transformations intervenues en Chine, en prenant comme date relativement significative de début des « réformes », conduites par Deng Xiaoping, l’année de la mort de Mao Zedong, soit 1976, et comme date de « fin symbolique » de cette phase, l’année en cours, 2021 et qui, elles aussi, lui ont permis d’accéder au rang de superpuissance rivalisant directement avec les Etats-Unis ; – toujours à propos de la Chine ou, plutôt, de manière plus générale de la civilisation chinoise, il convient également de relever les remarquables succès en matière de performances économiques de Hong Kong, Taïwan et Singapour (cité-état aux trois quarts peuplée de populations d’origine chinoise) et qui, dans chaque cas, en fonction de contextes particuliers, ont su trouver les voies et les moyens en mesure de leur garantir la prospérité ;  – tout comme cela aura été le cas pour la Corée du Sud qui n’a réellement commencé à sortir de longues décennies de terribles violences et destructions – colonisation par le Japon de 1905 à 1945, conséquences dans le pays de la II° Guerre Mondiale, partition du pays au niveau du 38° parallèle en 1948 et conflit international de 1950-1953 qui vont laisser le pays dans un état de dévastation totale – qu’à partir du milieu des années 1950, pour ensuite commencer à se reconstruire puis, progressivement,  prendre son essor et ce, jusqu’à devenir la « success story » que, depuis les années 2000, nous connaissons ; – enfin, il convient de mentionner les remarquables performances économiques actuellement en cours, en 2021, au Vietnam – inscrites dans le cadre de la nouvelle politique de « doi moi » ou « renouveau », adoptée en 1986 – et qui ne peuvent être appréciées à leur juste valeur que si l’on considère l’année 1975, marquant la défaite des forces américaines et la réunification du pays, comme symbolisant le début de la reconstruction et de la modernisation d’un pays ravagé par des décennies de colonialisme français et trente années de guerre totale contre deux des plus grandes puissances militaires mondiales : France, puis Etats-Unis. Face à ces expériences asiatiques, nous sommes en présence de profondes transformations réussies – et, de surcroît, entreprises à l’échelle d’une vie humaine – qui ont permis aux différents pays considérés de complétement transformer, en fonction de leurs propres objectifs nationaux, tant leurs structures internes de production de biens, services et connaissances, que leurs systèmes politiques ainsi que leurs rapports au monde. Mutations qualitatives que ces sociétés ont su assumer en faisant appel à leurs ressources civilisationnelles internes les plus profondes, tout en s’ouvrant sans complexe aux logiques intellectuelles les plus modernes et les plus performantes du monde qui les entourait – notamment dans les domaines de la science et de la technologie – et qui, dès lors, ont finalement été porteuses d’évolutions positives évidentes.
Et, ipso facto, elles sont certainement appelées à dominer le siècle actuel déjà qualifié d’asiatique et qui, dans une certaine symbolique historique, succéderait à un XX° siècle américain ; lui-même ayant été précédé par un XIX° siècle européen. Or ce siècle qui commence, loin d’être banal, est tout à fait particulier et ce, d’un double point de vue : d’abord, de manière générale, en raison de l’ensemble des conséquences directes et indirectes de la grave crise climatique déjà engagée et qui, de fait, inaugurent une phase historique tout à fait inédite, puisque source de tensions tant à l’intérieur des Etats qu’entre eux dans de nombreux domaines et porteuse pour toute l’humanité de graves risques et menaces en mesure, à terme, d’une manière ou d’une autre, de peut-être compromettre son existence même. Ensuite, de manière plus particulière, du fait que s’il est une région au monde plus particulièrement concernée par les risques et menaces évoquées c’est bien le Monde Arabe dont les caractéristiques particulières de son espace géographique et, surtout, les conséquences qui en découlent, ainsi que le faible niveau de ses performances – notamment éducatives, scientifiques, technologiques et économiques, particulièrement inquiétantes – et tels que venant se surajouter à des contextes politiques et sécuritaires instables, y compris à sa périphérie immédiate – particulièrement dans le vaste espace sahélo-saharien – qu’il convient de toujours prendre en considération, conduisent nécessairement à y déceler de nombreuses et graves vulnérabilités.
Et, pourtant, contre toutes ces évidences ne pouvant que justifier de nouvelles visions porteuses de changements – et nécessairement adaptées aux contraintes tant endogènes qu’exogènes qui se profilent – de nombreux acteurs sociaux significatifs de la région continuent de défendre, soit d’une part, des thèses inscrites dans des démarches aux ancrages séculaires et fondamentalement idéologiques, correspondant à la lecture du patrimoine islamique, ici, qualifiée de statique et essentialiste. Et, ce faisant, ils vont jusqu’à transformer, dans un saisissant tour de passe-passe intellectuel, la célèbre formule du grand roman historique – « Le Guépard » – de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi de Lampedusa (1896-1957) – à propos, en quelque sorte, de « la nécessité de tout changer pour que rien ne change » et, dans la problématique du roman, exprimant la nature des enjeux en mesure de sauver l’élite aristocratique en voie de déclin et dont le statut social dominant est menacé par la bourgeoisie ascendante – et qui, chez eux, entièrement reformulée donc, en conséquence, devient : « Pour que tout change, il faut que tout redevienne tel que c’était il y a des siècles. »
Soit, d’autre part, des thèses – émanant plutôt des pouvoirs aujourd’hui en place – visant à préserver les politiques actuellement menées – ainsi que, surtout, leurs positions dominantes – et qui, de leur point de vue, peuvent encore se poursuivre comme « avant » – soit, en poursuivant le « business as usual », selon la formule consacrée en langue anglaise. Et ce, car ils demeurent convaincus que les actuelles institutions qui, dans beaucoup de pays et de domaines essentiels caractérisent le Monde Arabe – en fait, souvent, autant de « châteaux de cartes » – malgré tout, seront en mesure de résister aux diverses « vagues de turbulences » qui s’annoncent. Dès lors, de leur point de vue, la formule déjà évoqué du « Guépard » et appelant au changement est encore une fois reformulée, mais comme suit : « Pour que tout change, rien ne doit changer ».
En fait, approches toutes deux particulièrement dangereuses car directement porteuses des futures incapacités manifestes de la région à faire sérieusement face aux crises actuelles, ainsi que celles, encore plus graves à venir et qui ne font que rappeler la nécessité de revenir à la formule originelle du roman cité : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » ; et dans laquelle, comme déjà rappelé, ce qui est en jeu est bien la survie même de l’acteur confronté aux défis du changement. Et, en l’occurrence – non plus dans la fiction romanesque, mais dans les dures réalités de ce monde – ce sont bien les sociétés arabes qui sont directement interpellées et qui font face à de véritables menaces existentielles. Alors que toutes les analyses objectives de l’état de leurs réelles capacités d’insertion positive dans les échanges mondiaux – identifiant régulièrement de nombreux signaux négatifs, au début, relativement faibles et difficiles à percevoir, mais évoluant toujours systématiquement vers plus d’acuité – ne cessent régulièrement d’annoncer de nombreuses crises comme de plus en plus probables.
D’autant que, dans cette nouvelle problématique mondiale, particulièrement tendue et qui, entre autres, en raison des conséquences prévisibles du réchauffement climatique – pouvant parfaitement, à tout moment, échapper à tout contrôle – risque de le devenir de plus en plus, il est clair que, fondamentalement, les pays de la région vont avant tout devoir compter sur leurs propres forces pour gérer les évolutions de leurs sociétés et formuler leurs projets d’avenir. Et qui, d’une manière ou d’une autre, vont nécessairement devoir s’articuler autour de la prise en charge des lourdes contraintes qui les caractérisent et qui – en dehors de quelques pays en nombre très limité, représentant des exceptions notables, car disposant tout à la fois de ressources financières d’origine rentière d’un niveau élevé et d’une population en nombre limité ; soit les six pays du Conseil de Coopération du Golfe ou cinq si on en retire l’Arabie Saoudite, étant donné l’importance de sa population – de plus en plus directement n’auront réellement de sens que par la prise en charge – trop longtemps différée – de contraintes objectives de plus en plus lourdes. Dans cette perspective et dans la mesure où, de toute évidence, la prise en charge de ces contraintes, ne relevant plus de la simple gestion courante, demande de toute évidence, des solutions nouvelles à la hauteur des défis rencontrés – de fait, carrément existentiels – de nouvelles et audacieuses visions s’imposent.
De ce point de vue, dans un premier temps, il convient d’abord, très lucidement, de faire un constat d’échec quant aux politiques de développement économique et social qui ont été menées et qui, de manière indiscutable, n’ont été adaptées, ni aux besoins exprimés par les sociétés elles-mêmes ainsi que l’illustrent de manière claire les niveaux extrêmement élevés de chômage – en général et, surtout, relatif aux jeunes, y compris diplômés – tels qu’aisément identifiables depuis de très longues années comme parmi les plus élevés au monde et carrément devenus de nature structurelle ; ni aux multiples exigences dictées par les évolutions de l’économie mondiale, notamment telles que structurées par, à la fois, les successives et rapides mutations technologiques régulièrement intervenues et les logiques impérieuses de compétitivité déterminant les conditions réelles des échanges internationaux de biens et de services ; étant bien évidemment entendu que les deux types de carence qui viennent d’être exposés sont très étroitement liés l’un à l’autre. Avant, dans un second temps, d’envisager des pistes en mesure d’offrir des solutions et qui, de manière toujours aussi lucide, ne peuvent que conduire à la nécessaire rupture avec celles ayant conduit aux échecs dont le constat est aujourd’hui, une fois de plus – souvent, dans des conditions dramatiques – opéré.
Dans cette perspective, tout se passe comme si, aujourd’hui, soit deux siècles après, l’Histoire était en train de se répéter et qu’en dernière analyse, elle nous ramenait aux principales interrogations fondatrices de la « Nahda » au début du XIX° siècle et qui, pour l’essentiel, s’articulaient autour d’une problématique en termes de retard pris par les Arabes et/ou les Musulmans vis-à-vis de l’Occident dominateur. Les réponses alors formulées étant souvent inscrites dans une démarche – très peu convaincante et de nature purement idéologique – mettant l’accent sur le fait que les Arabes et/ou les Musulmans se trouvaient dans une telle situation de retard parce qu’en substance ils s’étaient écartés des principes de l’Islam et qu’en conséquence il leur suffisait de retrouver la voie salutaire de l’Islam pour résoudre leurs problèmes. Réponses qui vont se renforcer encore plus au début du XX° siècle, sous les influences convergentes, tout à la fois, d’un intellectuel tel que Mohamed Rashid Reda (1865-1935), du mouvement « wahabite », en tant qu’idéologie politique appelée à devenir officielle au sein de l’Etat d’Arabie Saoudite, alors encore en cours de formation (avant sa création officielle en 1932) et du mouvement naissant des « Frères Musulmans » (fondé en Egypte en 1928). Ensembles de processus qui vont finalement aboutir à la mise en place des logiques et des instruments qui ont directement contribué à assurer à la lecture du patrimoine islamique, ici qualifiée de statique et essentialiste, une telle puissance – notamment, grâce aux immenses ressources financières dont va de plus en plus disposer l’Arabie Saoudite et qu’elle ne cessera de mobiliser pour en assurer la plus large diffusion – qu’elle va rapidement s’imposer dans les Mondes Arabe et Musulman. Ceci dit, il convient de relever que, par une de ces nombreuses ruses dont seule l’Histoire a souvent le secret, aujourd’hui, l’Arabie Saoudite – elle-même, confrontée à de très sérieux problèmes économiques et même à de nombreuses impasses qui se dessinent – est en train d’engager un certain nombre de réformes – formellement inscrites dans le cadre global et volontariste d’une politique officielle, dite « Vision 2030 ». Et par lesquelles elle tente de se dégager des pièges dans lesquelles, longtemps, elle s’est elle-même enferrée – un peu comme dans l’histoire de l’apprenti-sorcier dépassé par les forces qu’il a libérées et ne peut plus maîtriser quand elles se retournent contre lui – et semblant plutôt aller dans le sens de l’autre lecture, ici, évoquée : dynamique et contextualiste et qu’elle avait pourtant longtemps combattue, avec acharnement, à la fois, chez elle et dans le Monde Musulman. A cet égard dans un long entretien récemment accordé (27 avril 2021) à une chaîne de télévision saoudienne, il est très significatif que le Prince héritier, Mohammed bin Salman ait pu, entre autres, déclarer : « Si le cheikh Mohammed bin Abdulwahab (Note : fondateur au XVIII° siècle de ce qui deviendra la doctrine wahabite et qui fonctionnera comme idéologie officielle du Royaume) revenait parmi nous aujourd’hui et nous trouvait aveuglément attachés à ses textes, détournant nos esprits des interprétations et de la jurisprudence tout en le déifiant et le sanctifiant, il serait le premier à être en désaccord avec un tel comportement. Il n’y a pas d’école de pensée définitive et il n’y a pas de personne infaillible. Nous devons nous engager dans une interprétation permanente du texte coranique et de la sunna du Prophète – que la bénédiction et la paix soient sur lui – et toutes les fatwas
doivent tenir compte du moment, du lieu et de l’état d’esprit au sein desquels elles sont émises. » Surprenantes déclarations – accompagnées d’autres, allant dans le même sens, et notamment relatives à l’extrême prudence avec laquelle doivent toujours être utilisés les « hadiths » et dont l’authenticité doit toujours être dûment prouvée – et qui ne font que confirmer une évolution entamée en Arabie Saoudite depuis quelques années déjà. Et c’est ainsi, entre autres exemples, que les textes – procédant donc de lectures strictement humaines du patrimoine islamique – qui interdisaient aux femmes de conduire une voiture sont remplacés par d’autres dispositions qui les y autorisent ; ou bien – démarche particulièrement significative – que les conditions d’accès des femmes au travail sont réformées pour aller dans le sens d’une plus large et meilleure intégration professionnelle ; tout comme – domaine absolument essentiel et véritable signe des temps – il est même envisagé d’introduire dans le système éducatif, selon des modalités encore à préciser, l’enseignement de la philosophie. Mais, selon la formule consacrée, face à l’ampleur, à la fois, des déficits longtemps accumulés et, surtout, des défis à venir – et que, dans ce même récent entretien, le Prince héritier présente comme immenses – ne sommes-nous pas en présence du scénario classique du type « trop peu, trop tard » ? Un avenir relativement proche devrait nous fournir quelques éléments de réponse.
En tout état de cause, revenons aux grandes interrogations de la « Nahda » et qui, sur la base des expériences passées et, surtout, des nombreux constats d’échec actuels, en tant que telles, pour l’essentiel, aujourd’hui encore, demeurent valides. Mais, à l’immense différence près que, pour tenir compte des importantes évolutions historiques intervenues depuis cette époque dans les grands équilibres mondiaux, la question existentielle, alors posée – en substance « pourquoi sommes-nous en retard sur l’Occident ? » – et autour de laquelle se sont articulées les principales réflexions formulées doit, aujourd’hui, soit deux siècles après, être ainsi reformulée : « pourquoi, aujourd’hui, tout à la fois, et l’Occident et l’Asie – qui, en ce qui la concerne, au XIX° siècle, rencontrait pourtant les mêmes problèmes que nous – sont de plus en plus nettement en avance sur nous ? ».
En réalité, aujourd’hui le Monde Arabe est clairement analysable comme inscrit dans une spirale de crise qui, en l’occurrence, pour être encore plus précis, pourrait être qualifiée de descendante ou de négative – et telle que correspondant à la notion de « downward spiral », en anglais – dont il n’arrive pas à sortir et dont la conséquence la plus directe est un processus de déclin qui apparaît comme déjà nettement engagé.  En ce qui concerne la notion même de déclin, sans être en mesure ici d’entrer dans de longues digressions, nécessitant parfois un passage obligé par les terres souvent arides de la  philosophie de l’histoire, afin de l’identifier, je retiendrai, pour l’essentiel, deux ensembles d’indicateurs se complétant nécessairement et allant dans le sens de la  détérioration, d’une part, de la position qu’occupe un système donné – en l’occurrence, le Monde Arabe – par rapport à celles qui avaient été les siennes dans son propre itinéraire, tout au long de son histoire ; et, d’autre part, de la position relative qu’il occupe aujourd’hui déjà – ou semble être en mesure d’occuper à l’avenir – par rapport à d’autres systèmes avec lesquels il a été ou est toujours en relation ou en compétition ; soit, le reste du monde et tel qu’aujourd’hui inscrit dans les incontournables logiques de la mondialisation en cours.
De ce point de vue, les « printemps arabes » – en tant que fondamentalement caractérisables comme des mouvements sociaux endogènes – ne peuvent, bien sûr, être considérés que comme autant de réactions populaires absolument légitimes, directement générées par la perception croissante que les peuples ont – notamment les segments populaires de la jeunesse constituant un « précariat » de plus en plus important, désillusionné et révolté –  d’avoir été conduits dans des impasses ne leur réservant aucun avenir digne de leurs aspirations et ce, par des élites politiques non seulement autoritaires, mais également et surtout incompétentes, inefficaces et corrompues. Et, de fait, impasses bien réelles qui, comme le confirme l’examen de toutes les données à notre disposition, progressivement, ont effectivement fini par créer les conditions de ce que j’appellerai « une nouvelle phase de déclin » du Monde Arabe, en tant qu’étape historique contemporaine. Nouvelle dans la mesure où la région a déjà connu une longue phase de déclin, correspondant, pour simplifier, à la période allant de 1258 (sac de Bagdad par les Mongols et disparition de fait du califat abbasside) à 1798 (année déjà mentionnée et marquée par l’arrivée des troupes françaises en Egypte). Et qui a été fondamentalement caractérisée par un long et continu processus, à la fois, de désinvestissement et de non-investissement – notamment intellectuel, scientifique et technologique – et sur les conséquences négatives duquel on n’insistera jamais assez ; et ce, alors qu’au même moment, précisément, l’Europe était en train de prendre l’envol qui la conduira à dominer le reste du monde ; dont le Monde Arabe, bien sûr.

Nouvelle phase historique – et clairement de déclin donc – à l’échelle de la région et dont il est encore difficile de dater le déclenchement des processus qui l’ont réellement inaugurée, mais que, pour ma part, je situerai sensiblement au tournant des décennies 1990/2000, en tant que nouvelle phase historique à l’échelle du monde, fondamentalement caractérisable par une nette accélération des processus de mondialisation – notamment marquée par l’affirmation de nouvelles et puissantes dynamiques économiques asiatiques dont celles de la Chine, en tête, qui devient membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 2001 – et qui a donc représenté, en termes de fonctionnement des conditions de la compétition économique internationale, de nouvelles sources de pression – de plus en plus fortes et aiguës – sur toutes les sociétés ; et donc, arabes aussi. Ensembles de logiques liées aux difficiles conditions d’insertion du Monde Arabe dans le fonctionnement de l’économie mondiale – de plus en plus dégradées et avec de moins en moins de perspectives réellement positives – et qui elles aussi, nécessairement, vont directement contribuer à l’explication des évolutions de la région.


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