L’affaire Saïd Djabelkhir : considérations inquiètes sur un procès inquiétant et bien au-delà  -1- D-said-djabelkhir-menace-de-mort-d9ceb


L’affaire Saïd Djabelkhir : considérations inquiètes sur un procès inquiétant et bien au-delà
Le procès initié devant un tribunal algérien contre l’intellectuel Saïd Djabelkhir, spécialiste reconnu de diverses thématiques liées aux évolutions de l’Islam, du fait de positions qu’il a publiquement exprimées dans le cadre de ses activités de recherche, ainsi que le jugement totalement inacceptable – impliquant notamment une peine ferme de trois ans de prison – prononcée à son terme, ont soulevé, tous à la fois, dans le pays et au plan international, une vague d’indignation et de protestation tout à fait justifiée et qui, en conséquence, du fait même des nombreuses réactions intervenues, permet clairement d’évoquer une  « affaire » devenue publique et donc, relevant d’un nécessaire débat de même nature. Le procès en question faisait suite à une plainte déposée par un citoyen algérien estimant que certaines des conclusions des travaux de l’intellectuel, telles que rendues publiques, étaient erronées et portaient atteinte à sa conception personnelle de l’Islam ;  et sa plainte a été jugée recevable par l’institution judiciaire, sur la base d’un  article du Code Pénal – en l’occurrence, l’article 144 bis 2 – en lui-même inacceptable, car gravement attentatoire à la liberté d’expression puisque punissant « le dénigrement du dogme ou des préceptes de l’Islam des mêmes peines prévues en cas d’offense envers le Prophète et les envoyés de Dieu. » En fait, par-delà les logiques juridiques formelles apparentes, nous sommes en présence d’une situation procédant de logiques obscurantistes visant à réprimer l’usage de la raison dans les champs de la réflexion scientifique et du débat public sur l’Islam. Et qui, ipso facto, conduit à ce que, nécessairement, non seulement les évolutions mêmes de la société algérienne, ainsi que celles de son système politique, mais également leurs perspectives soient directement interpellées. Puisqu’il est légitime de s’interroger sur les conditions qui, en ce début de XXIe siècle, permettent encore de recourir à des logiques institutionnelles répressives aussi primaires visant à faire taire et même à carrément « mettre en cage » un intellectuel qui, pour aborder des questions complexes concernant toute la société et, en tant que telles, ne relevant certainement pas d’une décision de justice, mais nécessairement d’un débat ouvert et contradictoire entre personnes éclairées, n’a eu que le « tort » d’avoir recours à sa raison.
Or, c’est précisément autour de ce concept de raison que se pose tout le problème qui, ici,  directement, nous intéresse. En effet, si l’on s’intéresse à l’histoire des évolutions des lectures du patrimoine islamique, tel que définies par la tradition sunnite, en tant que, pour l’essentiel, depuis sa naissance au VIIe siècle, constituées par le Coran et la Sunna, et dans laquelle s’inscrit l’Islam algérien, très majoritairement de rite malékite, il est permis de constater qu’assez rapidement vont se constituer les conditions faisant émerger de nombreuses logiques intellectuelles divergentes et même contradictoires, elles-mêmes procédant de déterminations tant idéologiques et historiques qu’économiques, sociales et politiques et qui peuvent être différenciées selon, pour l’essentiel, deux grands types d’approche. Et ce, en recourant à la méthodologie du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) relative à la notion « d’idéal-type », en tant que catégorie d’analyse des réalités de la société, visant à en comprendre et « extraire » les logiques et les instances de structuration et de fonctionnement, non pas nécessairement les plus immédiatement visibles et répandues, mais celles rendant le mieux compte de la qualité de leurs divers ancrages et formes de légitimité dans la société. Et, en l’occurrence, face à l’enjeu essentiel que constitue le patrimoine islamique, il s’agit bien de diverses lectures – pour reprendre une importante notion empruntée à l’œuvre, trop longtemps marginalisée dans son propre pays d’origine de l’islamologue algérien Mohammed Arkoun (1928-2010) – tout à fait humaines, parfaitement identifiables en tant que telles, et qui, pour l’essentiel, correspondent donc, à deux grandes approches aisément identifiables.
Une première approche de nature plutôt statique et essentialiste – également,  qualifiable de dogmatique, traditionaliste ou conservatrice – considérant, pour l’essentiel, que le patrimoine islamique en question représente fondamentalement et avant tout un stock donné (de connaissances, de représentations, de normes, de valeurs et de pratiques) pratiquement définitivement constitué, car ayant atteint une sorte d’ultime perfection et donc, totalement indépassable, à partir d’un moment donné de l’histoire de la civilisation musulmane. En règle générale, correspondant à la période des toutes premières générations de Musulmans, telles que perçues dans la pureté de leurs pratiques fondatrices, et que, dès lors, dans une démarche fondamentalement essentialiste – de fait, figeant les dynamiques mêmes de l’élan initial de libération dont était porteur l’Islam des origines et qui, précisément, avait fondé toute sa puissance – il s’agit de considérer à jamais comme une référence en elle-même parfaitement constituée, définitivement acquise et donc, à jamais, absolument indépassable. Par rapport au texte coranique lui-même, en tant que norme fondatrice, considérée comme la stricte transcription de la parole même de Dieu et, en tant que tel, estimée comme ayant été fidèlement recueillie – et donc, nécessairement, immuable – ce type de démarche s’attachera toujours à en faire une lecture aussi littérale et même pointilliste – et surtout non-contextualisée – que possible, cherchant à toujours en privilégier bien plus la rigueur de la forme apparente, telle qu’immédiatement saisissable, que la complexité et l’intelligence du fond, moins immédiatement perceptibles. Quant à l’immense corpus des « hadiths » qui, de par les conditions historiques mêmes de sa lente constitution et l’extrême diversité et richesse des très nombreuses sources constitutives de son contenu – pas toujours dans leur ensemble légitimement et fermement établies en tant que telles – offre souvent, pour chaque type de sollicitation en termes de questionnement, de très nombreuses possibilités de réponses, lui aussi, nécessairement, deviendra une source privilégiée de références allant également dans le même sens d’une approche plutôt non contextualisée et rigoriste. Et, en conséquence, du point de vue de cette première approche, l’ensemble de ce patrimoine, sous quelque motif que ce soit, ne pouvant être soumis à un libre usage critique de la raison humaine historique et/ou contemporaine, doit avant tout être soigneusement préservé, promu et transmis, en tant que tel, indépendamment de tout contexte spécifique identifiable. D’où l’importance dans ce type de démarche de la notion de « naql » – renvoyant directement aux logiques de pérennité fondant le principe absolument essentiel d’une transmission ne pouvant qu’être aussi fidèle que possible – et qui, en conséquence, va systématiquement, dans toute approche contemporaine du patrimoine islamique, accorder la priorité à des logiques de stricte continuité par rapport à une orthodoxie originelle postulée, telle que comprise, définie et impérativement (re)commentée et (re)codifiée. Tout comme, au plan politique, ce type d’approche, va constituer une source directe de légitimation de modèles institutionnels de pratiques et de gouvernance, considérés comme aujourd’hui à intégralement répliquer, y compris dans certaines de leurs versions autoritaires, voire carrément totalitaires. Dont, notamment, celles basées sur l’affirmation absolument péremptoire selon laquelle l’Islam est la religion et Etat – « dine oua daoula », en langue arabe – au sens où, dans son essence même, il implique nécessairement une articulation étroite, fondatrice et de nature systémique, entre l’adhésion de l’individu à l’Islam, en tant qu’acte personnel de foi, procédant d’une démarche spirituelle, et sa nécessaire subordination à un Etat de nature théocratique et à une démarche politique singulière mélangeant étroitement foi et politique, et tels que régis par les principes de l’Islam, selon leur stricte lecture et redéfinition par les auteurs de ces thèses. Ensemble de principes relevant de lectures humaines purement idéologiques et politiques, notamment élaborées, entre autres, dans le contexte de l’émergence du mouvement des « Frères Musulmans », en Egypte, dans les années 1920, et dont les fondements du point de vue même de l’Islam sont parfaitement contestables. Ainsi que, notamment, le soutiendra un éminent théologien égyptien, « pur produit » de l’Université d’El Azhar, Ali Abderrazik (1888-1966) dans un remarquable ouvrage L’islam et les fondements du pouvoir » publié en 1925, dans un contexte idéologique et politique caractérisant le Monde Musulman et alors largement dominé par la décision d’abolir le califat prise, sur proposition de Mustafa Kemal, par la Grande Assemblée Nationale de Turquie, en mars 1924. Ouvrage dans lequel l’auteur soutiendra, d’une part, qu’en aucun cas, l’Islam, en tant que religion, avant tout, fondée sur une dimension spirituelle, n’implique nécessairement un mode bien particulier de gouvernance, clairement établi et reconnu, d’autre part, que du point de vue de l’Islam, la séparation entre les dimensions religieuse et politique, tant dans la vie de la société que celle de l’individu, est parfaitement justifiée. En outre, sur la base de certaines des lectures politiques – souvent militantes – qu’elle génère, cette approche peut conduire à légitimer des actions violentes de diverses natures, à mener au sein de toutes les sociétés humaines – majoritairement musulmanes ou non – au nom d’une conception particulièrement restrictive de la notion de « djihad », finalement détournée de toute la complexité de sa conception originelle centrée sur l’effort intellectuel, et réduite à la seule dimension d’actes individuels et/ou collectifs de violence physique, recourant à l’usage des armes, et visant à précisément imposer par tous les moyens cette conception particulièrement restrictive et militante de l’Islam. Enfin, toujours dans le cadre de cette première approche, eu égard aux relations à établir avec les autres civilisations – en dehors de l’accueil favorable toujours réservé à leurs productions matérielles (en tant que « hardware ») toujours estimées comme bienvenues et même souvent survalorisées et abondamment surconsommées, sans réserve aucune – seront développés pour ce qui concerne les domaines culturels, idéologiques et intellectuels (en tant que « software ») qui les fondent des rapports très sélectifs, plutôt fondés sur la réserve, la méfiance ou l’hostilité ; voire, carrément le rejet.
Et une seconde approche, de nature plutôt dynamique et contextualiste – et, éventuellement, également qualifiable de réformiste ou progressiste ou moderniste – considérant que le patrimoine islamique est assimilable non pas à un stock donné – finalement et définitivement constitué comme tel, à une certaine étape de son évolution et, dès lors, à jamais, figé – mais, à son origine même, avant tout, à un ensemble de divers flux aussi dynamiques que convergents. Ayant certes pris une forme élaborée et identifiable comme telle de connaissances, de représentations, de normes, de valeurs et de pratiques, à un moment donné et privilégié, correspondant toujours également, idéalement, aux premières générations de Musulmans. Mais dont il convient en permanence, grâce à un nécessaire usage critique de la raison humaine historique et/ou contemporaine, avant tout de maintenir vivantes et réellement actives bien plus les véritables dynamiques idéologiques et intellectuelles initiales et constitutives que les diverses formes précisément identifiables à tel ou tel moment donné, fût-il tout autant considéré comme source de références importantes et clairement admises comme telles. Très précieuses dynamiques initiales donc, qui ont généré le sens même des logiques fondatrices de l’Islam et qui, en tant que sèves nourricières originelles, sont absolument à préserver en tant que logiques toujours vivantes et dont il convient de préserver le message tel qu’identifiable surtout dans son mouvement même et par la direction qu’il a pu indiquer vers telle évolution plutôt qu’une autre. Logiques vivantes donc et qui, en conséquence, ne doivent en aucun cas faire l’objet d’une lecture essentialiste, les figeant à jamais dans des modèles historiquement datés, précis et définitifs, ne pouvant, en réalité et en dernière analyse, que trahir l’élan libérateur de l’Islam des origines et, ipso facto, le transformer en ensembles de valeurs et de normes incontournables, à jamais rigidifiées et intouchables. Alors que, bien au contraire, dans une approche dynamique, elles doivent continuellement et systématiquement, être interprétées et réinterprétées, réévaluées et reconstruites, à chaque fois, toujours en fonction des nouveaux contextes sociaux et historiques contemporains au sein desquels elles doivent « fonctionner » et être mises en œuvre et dont, précisément, les logiques dominantes doivent avant tout et toujours, en tant que normes absolument incontournables, être prises en considération. En devenant pour elles des cadres de référence vivants et donc, absolument majeurs d’adaptation et d’inspiration et, surtout, de créativité prenant effectivement en charge les problèmes réels générés au sein de la société et chez les individus par les exigences spécifiques de chaque étape historique considérée. Par rapport au texte coranique, en tant que norme fondatrice, cette seconde approche s’attachera toujours à en faire une lecture, non pas littérale et même pointilliste, comme déjà mentionné, – et de son point de vue, clairement sans justification aucune, étant données la richesse, la densité et, souvent, l’extrême complexité du texte lui-même – mais, bien au contraire, aussi symbolique, allégorique et adaptée aux divers contextes contemporains concernés que possible. En cherchant à toujours en privilégier le fond – en en extrayant toute la riche palette des multiples significations, notamment implicites et cachées – plutôt que la forme dans toutes ses fausses évidences immédiates, telles qu’immédiatement et trop superficiellement saisissables. Quant à l’immense corpus des « hadiths » qui, précisément, de par les conditions historiques mêmes de sa constitution et l’extrême richesse de son contenu – mais dont les diverses sources constitutives ne sont pas toujours légitimement et fermement établies en tant que telles – peut souvent offrir pour chaque type de sollicitation de nombreuses possibilités de réponses, il deviendra précisément une source privilégiée de références vivantes allant également dans le même sens d’une approche dynamique et contextualiste, et tout à fait en mesure de pleinement prendre en charge les problématiques contemporaines. D’où l’importance fondamentale dans ce second type de démarche de la notion de «’aql » – soit, précisément, la raison humaine – comme instrument absolument privilégié de toute connaissance, quel qu’en soit le domaine, y compris aussi celui du patrimoine islamique, et qui, en conséquence, va toujours accorder la priorité à des logiques d’ouverture et de créativité – procédant directement de l’importante notion, malheureusement, trop souvent négligée, de « ijtihad ». En tant qu’incitation permanente absolument déterminante, car de par ses fondements, constitutive de la démarche spirituelle elle-même, et devant toujours amener les croyants à assumer un constant effort intellectuel d’interprétation des textes et d’évaluation des pratiques, qu’il soit conduit individuellement ou inscrit dans une logique collective, institutionnalisée ou non, et ce, dans toute approche d’un patrimoine islamique lui-même, constamment en évolution. Tout comme, celui-ci, au plan politique, sera considéré comme une des diverses sources possibles d’inspiration, en termes de valeurs et de normes, à nécessairement adapter aux exigences des contextes contemporains, notamment, eu égard au modèle démocratique, en tant qu’incontournable acquis des évolutions du monde moderne et par rapport auquel la politisation de l’Islam – ainsi que déjà mentionnée, sans fondement aucun d’un point de vue religieux – constitue précisément une double dérive. Car elle constitue une source potentielle évidente, d’une part, de «  fitna » en tant qu’elle alimente un grave conflit fratricide au sein de la société et donc, en tant que tel, absolument, à éviter ; et, d’autre part, d’une manière ou d’une autre, de dysfonctionnements et de dérives du système démocratique lui-même. Au plan culturel et/ou intellectuel, dans les relations à établir avec les autres civilisations, seront développés dans tous les domaines – y compris ceux, essentiels, relatifs à tout ce qui concerne les productions symboliques et intellectuelles, correspondant au « software » évoqué – des rapports fondés sur l’ouverture, la confiance et l’échange, comme autant de stimulations allant prioritairement dans le sens de l’incitation d’une production endogène en mesure d’échanger avec le reste du monde.
Ceci dit, les deux grands types d’approche du patrimoine islamique, tels qu’ils viennent d’être – bien trop sommairement – exposés appellent deux remarques essentielles : tout d’abord, ils ne vont pas nécessairement se présenter en tant que tels, de manière absolue, dans la réalité de la vie des individus, des groupes sociaux et de la société, en quelque sorte, toujours à « l’état pur ». Mais vont prendre des formes très diverses se situant sur une large échelle par rapport à laquelle, en fonction de leur itinéraire personnel et des situations historiques, les divers acteurs concernés vont avoir la possibilité de déplacer leur propre « curseur » et, ce faisant, définir leur positionnement spécifique. Qu’il soit de nature plutôt structurelle, en fonction d’une vision relativement constituée et stable ou de nature plutôt conjoncturelle, en fonction de contraintes particulières à gérer.
Ensuite, il convient de relever que, notamment pour les deux autres religions monothéistes – Judaïsme et Christianisme – ces deux grands types d’approche du patrimoine spirituel et intellectuel constitutif, d’une manière ou d’une autre, existent et fonctionnent, mutatis mutandis, sensiblement, de la même manière, avec donc, pour simplifier, des lectures humaines, plutôt traditionnalistes et d’autres, plutôt modernistes. De ce point de vue, entre autres, pour ce qui concerne le Judaïsme, il existe en son sein un puissant courant se qualifiant lui-même de « libéral », particulièrement bien implanté aux Etats-Unis, et dont les origines, en tant que mouvement spirituel et intellectuel, articulé avec une volonté d’émancipation citoyenne, en fonction de contextes locaux très contraignants et tels que durement vécus par les communautés juives européennes, pour l’essentiel, remontent au XIX° siècle. Tout en procédant, en dernière analyse, des diverses évolutions et mutations intellectuelles, portées par le mouvement des Lumières, au cours du XVIII° siècle, ainsi que par les multiples conséquences à l’échelle européenne de la profonde rupture politique que fut la Révolution Française de 1789. Tout comme, pour le Christianisme, il est très significatif que l’Eglise catholique – qui avait déjà été soumise à la rude épreuve de la Réforme protestante, à partir du XVI° siècle – et qui fonctionne en tant qu’institution dotée d’une hiérarchie très organisée, avec à sa tête une autorité centrale romaine, largement légitime, a pris l’initiative, entre 1962 et 1965, d’un concile dit « Vatican II » et dont l’objectif principal aura finalement été celui de l’adapter aux contraintes de la modernité. Et qui, à jamais, sera considéré comme ayant été celui – pour reprendre le mot, alors maintes fois utilisé pour en rendre compte, particulièrement par le pape, alors en fonction, l’Italien Jean XXIII (1881-1963) – de « l’aggiornamento » de l’Eglise et qui, comme tel, passera à la postérité ; soit celui de sa nécessaire « mise à jour ».
Ceci dit, pour en revenir à l’Islam, il a notamment pu être également rendu compte de cette opposition binaire – d’ailleurs, dans les faits, relativement tôt apparue dans l’histoire culturelle de la civilisation arabe après l’avènement de l’Islam, ainsi que, de manière plus générale, dans celle de l’ensemble de l’aire de civilisation islamique – et donc, toujours aussi significative, en recourant, pour reprendre les termes très justes de l’écrivain et philosophe syrien Adonis – de son vrai nom, Ali Ahmed Saïd, né en 1930 – qui développera ses idées critiques sur le patrimoine culturel arabe – y compris littéraire – et en élargissant le champ des interrogations dans une thèse universitaire restée  célèbre, soutenue à Beyrouth en 1974 – à une distinction qui me semble essentielle entre « le fixe et le mouvant » ; les termes utilisés en langue arabe par Adonis étant les suivants : « thabet » et « moutahaouel ».  Car, en effet, elle définit bien les logiques fondatrices d’un clivage décisif, fonctionnant quotidiennement et qui, en permanence, parcourent les domaines les plus divers de l’idéologie et de la culture et même de la vie quotidienne, directement ou indirectement, les soumettant à une évaluation permanente : relèvent-ils du fixe ou du mouvant ? Que doit-on garder tel quel et que peut-on modifier ? Et, si on peut éventuellement modifier tel ou tel élément, dans quelle mesure et de quelle manière peut-on le faire ? De fait, une suite interminable de questionnements en lien les uns avec les autres et dont – parfois, pour ne pas dire souvent – il est difficile de sortir sans disposer d’une grille de lecture en mesure de rendre compte, à la fois, des champs intellectuels directement concernés et du monde dans lequel on vit et dont ils sont censés rendre compte.
Et c’est pourquoi, dans la réflexion, ici conduite et qui se concentre sur un ensemble d’enjeux liés à diverses lectures humaines de l’Islam, je propose la grille d’analyse présentée et que je synthétiserai comme suit : lecture humaine statique et essentialiste du patrimoine islamique vs lecture humaine dynamique et contextualiste du patrimoine islamique. Et que, surtout, je caractériserai comme constituant – certainement aujourd’hui bien plus que jamais, en raison des défis complexes portés par les puissantes logiques matérielles et, surtout, intellectuelles irréversiblement impulsées par les multiples dimensions de la mondialisation – le véritable « nœud gordien » des problématiques idéologiques, culturelles, sociales, économiques et politiques les plus significatives, à l’œuvre dans les Mondes Arabe et Musulman. Et, de toute évidence, du fait de nombreuses dérives extrémistes, à l’origine même de nombreuses manifestations de blocages et de crises qui, structurellement, les affectent depuis des siècles ; et ne cessent, aujourd’hui même, quotidiennement, de le faire.
Ensembles de processus – aujourd’hui donc, tout aussi quotidiennement, toujours à l’œuvre – et qui, au final, ont abouti à une bipolarisation idéologique particulièrement forte des sociétés arabes opposant, les uns aux autres, les partisans de chacune des deux lectures du patrimoine islamique, déjà évoquées, et qui – en fait, dans une dérive particulièrement dangereuse et actuellement en cours – apparaissent même pratiquement comme risquant d’aboutir à l’émergence et la formation progressives, en quelque sorte, de deux « sous-sociétés ». Plus ou moins structurées et organisées en tant que
telles, selon les caractéristiques particulières de l’histoire
culturelle nationale de chacun des pays concernés, et, de fait, inscrites dans une sorte de guérilla idéologique et culturelle permanente, plus ou moins violente selon les contextes, les enjeux et les périodes et, au final, procédant donc, de deux visions de la société et fonctionnant dans une problématique de jeu à somme nulle.  En fait, à maints égards, pour l’essentiel, la situation ainsi décrite correspond à ce que le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), dans le cadre de ses analyses des luttes sociales au sein des sociétés européennes au début du XX° siècle, telles que notamment articulées autour du concept d’hégémonie qui y occupe une place absolument centrale, a appelé « la guerre de position ». A cette importante différence près que dans les sociétés arabes – et musulmanes, de manière plus générale – les coalitions qui s’y forment et ici mentionnées sont plus directement déterminées par des clivages idéologiques et culturels qu’économiques et sociaux. Ce qui, bien évidemment, ne veut certainement pas dire que ces derniers – économiques et sociaux, donc – n’y existeraient plus ; mais je considère que dans la phase historique actuelle et face aux blocages et impasses fondamentalement d’ordre idéologique et culturel qui, en tout premier lieu, de plus en plus, les caractérisent, ce sont les clivages liés à ces types de variables – d’ordre idéologique et culturel – qui doivent nécessairement être considérés, en dernière analyse, comme absolument surdéterminants ; les clivages économiques et sociaux, bien que toujours significatifs, bien sûr, ne pouvant, de mon point de vue, qu’être évalués comme porteurs, en dernière analyse, de contradictions plutôt qualifiables de secondaires.
Car, en effet, la contradiction principale qui aujourd’hui caractérise fondamentalement les sociétés arabes – et, de manière plus générale, musulmanes – est d’ordre idéologique et culturel et oppose, tels que présentés et définis dans l’analyse ici conduite, les deux grands types de lecture humaine du patrimoine islamique qui sont en présence – statique et essentialiste vs dynamique et contextualiste – et autour desquels, en dernière analyse, vont se structurer les diverses formes de coalition – idéologiques et culturelles, bien sûr, mais également sociales et politiques – visant, d’une manière ou d’une autre, à imposer leur hégémonie au sein de la société. Projet hégémonique pouvant aller de diverses formes de domination des champs idéologiques et culturels, stricto sensu, comme base de départ relativement incontournable, à d’autres plus élaborées et décisives, articulées autour du contrôle de diverses instances du pouvoir politique – parlementaire, régional et/ou local – et pouvant aller jusqu’à celles permettant de s’assurer finalement du contrôle du pouvoir politique central. Et c’est sous cet angle que l’on comprendra bien mieux, entre autres, les évolutions intervenues en Algérie, notamment, pendant les années 1980 et 1990 et qui, sous des formes en constante évolution, y sont toujours en cours, ainsi qu’entre autres celles de l’Egypte et de la Tunisie, notamment, après 2011 et qui, toutes, par l’acuité des luttes politiques menées, au sein des institutions et dans la société, illustrent bien les principales problématiques ici évoquées ; et dont « l’affaire Saïd Djabelkhir » qui, ici, nous préoccupe, pour symbolique et importante qu’elle est et doit absolument demeurer, ne constitue qu’un épisode particulier.

Dans la mesure où, clairement, elle met en évidence que les législateurs à l’origine de la rédaction et de l’adoption de l’article 144 bis 2 du Code Pénal, en vertu duquel l’intellectuel a été condamné, ainsi que les magistrats qui ont pris la décision d’accepter la plainte et de prononcer le jugement, tout comme le citoyen qui, en amont, a pris l’initiative de déposer la plainte contre lui, de fait, adhèrent plutôt à la lecture humaine du patrimoine islamique, ici qualifié comme étant statique et essentialiste. Or, de « l’autre côté », l’intellectuel injustement condamné soutient des thèses allant plutôt dans le sens de la lecture, ici, qualifiée de dynamique et contextualiste et ce, de mon point de vue, à juste titre, car il est clair que, si nous voulons relever les défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, nous devons absolument lire et relire le patrimoine islamique avec des grilles de lecture impérativement adaptées aux exigences des évolutions contemporaines. Alors même que ce type d’opposition, sous les formes les plus diverses, plus ou moins aiguës et/ou frontales, se rencontre quotidiennement dans les domaines les plus variés de la vie de la société et, d’une manière ou d’une autre, de manière plus générale, finit par poser l’ultime question des réelles capacités tant des individus que des institutions et de la société à prendre en charge et résoudre, de manière relativement efficiente, et en fonction des contextes contemporains qui s’imposent à eux, les problèmes qu’ils sont amenés à rencontrer.


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