La guerre du Péloponnèse : un conflit à la résonance universelle
Vestiges d'un temple à Corinthe. C'est la concurrence commerciale entre cette cité et Athènes qui est l'un des points de départ de la guerre du Péloponnèse. Au premier plan : buste de Périclès, dirigeant d'Athènes au début de la guerre (musée Chiaramonti, Rome) • GETTY IMAGES/ISTOCKPHOTO
En 432 av. J.-C., Sparte se dresse contre l’hégémonie d’Athènes et entraîne les cités hellènes dans un affrontement de près de 30 ans, qui laissera la Grèce exsangue.
« Ce fut l’ébranlement le plus considérable qui ait remué le peuple grec, une partie des Barbares, et pour ainsi dire presque tout le genre humain. » Dans sa Guerre du Péloponnèse, l’historien athénien Thucydide offre une analyse pointue des causes et des phases du conflit qui a opposé 27 années durant les cités rivales d’Athènes et de Sparte, secondées par leurs alliés respectifs. Stratège en 424 av. J.-C., il est banni d’Athènes pour avoir failli dans sa mission, la défense d’Amphipolis de Thrace, ravie par les Spartiates. Thucydide met alors à profit son exil pour composer son œuvre et incrimine l’impérialisme athénien, établi progressivement après les guerres médiques du début du Ve siècle av. J.-C., comme cause profonde du conflit sanglant.
L’insupportable ingérence athénienne
C’est en effet durant la période dite de la Pentékontaétie (478-433 av. J.-C.) que les Athéniens organisent en mer Égée un vaste territoire servant leurs intérêts économiques et qu’ils maintiennent par la force. La ligue de Délos, établie en 478 av. J.-C. afin de continuer la lutte contre les Perses, est d’abord un traité d’alliance égalitaire entre quelque 200 cités grecques, qui choisissent Athènes comme meneuse, sans que cela n’implique au départ la moindre soumission. Or, financées par un tribut initialement gardé sur l’île de Délos, la ligue et sa flotte puissante deviennent rapidement des instruments au service des ambitions athéniennes. Cimon, puis Périclès, mettent en place un « empire athénien », qui s’étend sur cinq districts autour de la mer Égée, partageant la même monnaie, la drachme frappée de la chouette athénienne. La moindre tentative de sécession est sévèrement réprimée par les Athéniens. Samos en fait les frais en 440 av. J.-C. : elle doit livrer sa flotte et abattre ses murailles, et ses généraux sont torturés, laissant le souvenir d’un Périclès impitoyable. Face à Athènes, Sparte temporise : il faut attendre une série d’escarmouches locales pour qu’au congrès de la ligue du Péloponnèse, en 432 av. J.-C., les Spartiates décident d’entrer en guerre. Le jeu des alliances et la pression exercée par des cités comme Corinthe, exaspérée par l’ingérence athénienne et l’attentisme spartiate, précipitent le monde grec dans une guerre qui marqua les contemporains par sa violence.
Durant dix ans, Sparte et Athènes s’affrontent sans remporter de victoire décisive. En 421, la « paix de Nicias » est conclue : c’est la victoire du camp pacifiste.
Thucydide : la place de la guerre du Péloponnèse dans l'histoire grecque
La guerre commence mal pour les Athéniens : une épidémie de typhus, arrivée au port du Pirée, décime un tiers de la population. Périclès lui-même succombe en 429 av. J.-C. La stratégie adoptée au début du conflit n’a pas arrangé la situation sanitaire : tous les Athéniens, ruraux comme urbains, sont regroupés derrière les fortifications de la cité, les « Longs Murs », afin de créer un îlot inexpugnable, ravitaillé par mer. Les malheurs de la guerre s’abattent aussi sur les alliés d’Athènes, surtout sur les rebelles. En 428 av. J.-C., la cité insulaire de Mytilène se révolte et cherche à quitter la ligue de Délos. La réponse ne se fait pas attendre : les Athéniens assiègent Mytilène et veulent en faire un exemple pour les prochains candidats à la défection. Mais alors qu’ils s’apprêtent à exécuter tous les hommes et à réduire en esclavage femmes et enfants, une trière accoste en urgence : prise de remords, l’assemblée athénienne fait savoir qu’elle a changé d’avis et a commué la peine. Mytilène doit abattre ses murailles, livrer sa flotte et une partie de son territoire. Pour les opposants à la démocratie, cette volte-face est bien la preuve de la fragilité du système.
Finalement, jusqu’en 421 av. J.-C., les belligérants s’affrontent en différents lieux, sans remporter de victoire décisive. Le conflit finit par lasser, d’autant que les deux principaux généraux va-t-en-guerre, Cléon l’Athénien et Brasidas le Spartiate, périssent en 422 av. J.-C. dans les affrontements de Thrace. La paix de Nicias est signée en 421 av. J.-C. pour une durée théorique de 50 ans. Mais les ambitions d’un jeune aristocrate en pleine ascension viennent contrer le programme pacifiste du vieux et sage Nicias. C’est en effet à Alcibiade et à ses harangues impérialistes enflammées que l’assemblée athénienne doit d’avoir voté, au printemps 415 av. J.-C., l’envoi d’une flotte en Sicile, une expédition qui se solde par un désastre. Pensant trouver un grenier à blé et étendre leur influence à l’ouest, les Athéniens répondent ainsi à l’appel lancé par la cité de Ségeste, en lutte contre Sélinonte.
La guerre du Péloponnèse par Thucydide ー Jacqueline de Romilly
Le scandale des phallus mutilés
Là encore, le conflit s’engage mal pour Athènes, que les dieux semblent avoir abandonnée, et à juste titre : deux graves sacrilèges secouent la cité en pleins préparatifs militaires. Un matin de mai-juin 415 av. J.-C., les Athéniens découvrent avec stupeur et tremblement que les hermès de la ville ont été mutilés ; ces piliers de marbre, surmontés d’une tête du dieu messager et flanqués d’un phallus en érection, se trouvent un peu partout dans la cité, aux carrefours et sur le seuil des maisons qu’ils protègent. Alors que la justice athénienne interroge des dizaines de témoins afin de retrouver les coupables, les dépositions font émerger un second scandale religieux : des esclaves rapportent que, dans la maison de leurs maîtres, de jeunes aristocrates un peu éméchés s’amusent à parodier les mystères d’Éleusis, un rite initiatique et secret, dédié aux déesses Déméter et Perséphone.
Impliqué dans le scandale, Alcibiade refuse de rentrer à Athènes pour s’expliquer et rejoint le camp spartiate. Le grand partisan de la guerre devient traître à sa patrie.
Or, parmi les noms qui reviennent émerge celui d’Alcibiade. Déjà parti en Sicile avec ses collègues stratèges Nicias et Lamachos, Alcibiade est sommé de rentrer à Athènes pour s’expliquer et être jugé. Mais, sur le chemin du retour, il fausse compagnie à son escorte et trouve refuge… à Sparte. Traître à sa patrie, Alcibiade devient désormais conseiller des Lacédémoniens qui, sur son avis pressant, rejoignent le conflit sicilien. Ce dernier tourne bientôt au cauchemar pour les Athéniens. Déplorant plusieurs milliers de morts et la destruction d’une grande partie de sa flotte, Athènes sort affaiblie des évènements de Sicile. Ses alliés commencent à faire défection, et certains rejoignent le camp spartiate. C’est dans ce contexte tendu que la démocratie athénienne est renversée.
En 411 av. J.-C., le nouveau gouvernement des Quatre-Cents instaure une oligarchie restreinte à quelques milliers de citoyens et supprime le conseil de la Boulê, institution démocratique par excellence. Menée par des hommes comme Antiphon le Sophiste et Théramène, la politique des oligarques ne dure guère, devant faire face à un sursaut des forces démocrates stationnées près de l’île de Samos. Au bout de quelques mois, le régime oligarchique s’effondre, grâce à la mobilisation du général Thrasybule, secondé par Alcibiade ! Ce dernier, ayant eu un enfant avec la femme du roi Agis II, a dû quitter précipitamment Sparte et a, dans un premier temps, tenté sa chance auprès du roi perse. Puis, dépité de ne pas avoir été rappelé à Athènes par les oligarques en place, Alcibiade décide de se rapprocher des démocrates, qui l’accueillent favorablement, reconnaissant en lui un stratège utile. Le récit de Thucydide s’arrête ici ; c’est à Xénophon, dans les Helléniques, que l’on doit la suite de l’histoire.
Antiquité #7 - La Guerre du Péloponnèse : Sparte contre Athènes
Le glas de l’empire de la chouette
Malgré le rétablissement de la démocratie, le contexte demeure difficile pour les Athéniens. Les Spartiates ont fini par comprendre qu’ils ne battraient définitivement Athènes que sur son propre terrain, la mer. Grande thalassocratie, Athènes doit désormais affronter la flotte spartiate, constituée grâce aux tractations entre Lysandre, chef de la flotte de Sparte, et Cyrus le Jeune, commandant des armées perses d’Asie Mineure. C’est donc sur mer que se joue le destin d’Athènes : à l’issue de la « guerre d’Ionie », en 405 av. J.-C., la bataille navale d’Aigos-Potamos sonne le glas de l’empire de la chouette.
Sa flotte défaite, Athènes doit en outre subir le contrecoup du blocus alimentaire organisé par Lysandre, qui contrôle la route du blé. Affamés, les Athéniens finissent par traiter avec les Spartiates, qui président en 404 av. J.-C. un congrès de la ligue du Péloponnèse, où se discute âprement le sort de la cité d’Athéna. Les Corinthiens et les Thébains auraient souhaité la destruction totale d’Athènes ; Sparte s’y oppose, redoutant la puissance montante de Thèbes, plus au nord. Après avoir tremblé de subir le traitement qu’ils ont eux-mêmes infligé à plusieurs cités, les Athéniens acceptent un traité qui les épargne et leur impose de renoncer aux symboles de leur puissance : les Longs Murs, la flotte, l’empire. Là encore, le contexte favorise la frange oligarchique du personnel politique athénien : soutenu par Lysandre et les Spartiates postés en garnison dans la cité, le gouvernement des Trente impose une terreur inédite, durant l’année 404 av. J.-C. Près de 2 000 personnes trouvent la mort pendant cette période noire de l’histoire d’Athènes.
La victoire spartiate ne met pas simplement fin à la guerre. Elle fait aussi vaciller la démocratie athénienne au profit d’un régime tyrannique et sanguinaire : le gouvernement des Trente.
Parmi les membres de cette clique d’oligarques sanguinaires, on retiendra le pire de la bande, Critias, cousin de Platon, et Théramène – toujours lui –, poussé à la mort par ses comparses extrémistes qui le jugeaient… trop modéré. De nouveau, les forces démocrates résistent et rétablissent la démocratie en 403 av. J.-C. Athènes a payé le prix fort de cette guerre : la chute de son empire et deux révolutions oligarchiques ; mais elle entre dans le IVe siècle av. J.-C. avec un régime restauré et renforcé, qui ne connaît plus de soubresauts avant l’arrivée des Macédoniens. Paradoxalement, la cité victorieuse, Sparte, semble avoir été davantage ébranlée par le conflit.
Sparte VS Athènes - L'Odyssey du Péloponnèse
Lysandre prend le pouvoir à Sparte
La guerre a exacerbé les fragilités du système spartiate. Déjà frappée par un déficit criant de citoyens depuis le tremblement de terre de 464 av. J.-C., Sparte vit dans l’angoisse de la mort de ses soldats. Alors que la réputation des Lacédémoniens a toujours été de mourir glorieusement au combat afin de ne pas subir la honte sociale de la défaite, les Grecs assistent avec stupéfaction à la reddition des 120 Spartiates encerclés par Cléon sur l’île de Sphactérie, en 425 av. J.-C. Un mythe s’effondre.
Cette oliganthropie (« manque d’homme ») oblige aussi les Spartiates à avoir recours à leurs esclaves, les hilotes, afin de pallier le manque d’hoplites. Ainsi, en 424 av. J.-C., le général Brasidas part avec 700 hilotes prendre la cité d’Amphipolis, en Thrace. En remerciement, ces hilotes recouvrent une liberté cantonnée au statut de garnisaires, installés aux limites du territoire de Sparte. Mais, parallèlement, effrayée par la potentielle rébellion d’esclaves qu’elle a elle-même armés, Sparte fait disparaître 2 000 hilotes, contrepoids funeste au sort des « Brasidiens » affranchis. Sparte doit donc faire face à des bouleversements sociaux et démographiques internes, qui se doublent de difficultés extérieures. La fin de la guerre est en effet marquée par l’émergence de Lysandre, un spartiate mothax, c’est-à-dire trop pauvre pour être totalement citoyen. Il devient cependant navarque (chef de la flotte), et l’aura de sa victoire contre Athènes lui apporte, au départ, la sympathie des cités « libérées » du joug athénien. Très vite cependant, Lysandre macule la gloire de Lacédémone du sang de ses excès : après avoir installé en plusieurs cités des gouvernements à sa botte, autoritaires et violents, il est rappelé à Sparte, inquiète de sa démesure. Des fêtes en son honneur, les Lysandreia, sont même instaurées à Samos : jamais un homme vivant n’avait eu de tels honneurs en Grèce ! C’en est trop pour la partie conservatrice de Sparte, qui voit d’un mauvais œil l’indépendance affichée du général, dont elle n’apprécie guère la politique extérieure.
D’après Plutarque, la guerre du Péloponnèse a finalement corrompu les Spartiates : l’afflux d’or perse, à partir des tractations de Lysandre et de Cyrus le Jeune, aurait ébranlé un autre pilier du mythe : l’austérité et le refus de la monnaie. Avec moins de 2 000 citoyens et souffrant de la réputation de tyran de son général Lysandre, Sparte goûte une victoire douce-amère. Quelques années après son triomphe sur Athènes, la cité est le théâtre d’une conspiration avortée, où un certain Cinadon réussit à mobiliser une grande partie des mécontents de la fermeture sociale et politique de Sparte. L’hégémonie de cette cité est donc de courte durée : en 371 av. J.-C., Thèbes lui en arrache les rênes.
Pour en savoir plus
La Guerre du Péloponnèse, de Victor Davis Hanson, Flammarion, 2010.
La Guerre du Péloponnèse, de Thucydide, Folio, 2000.
Helléniques (2 tomes), de Xénophon, Les Belles Lettres, 2003.
Chronologie
431 av. J.-C.
L’Attique est envahie par les Spartiates, et sa population se réfugie à Athènes. Expéditions athéniennes sur les côtes du Péloponnèse.
430 av. J.-C.
L’épidémie de peste se déclare parmi les Athéniens, entassés derrière les murailles de la cité. Un tiers de la population périt, dont Périclès.
425 av. J.-C.
Victoires athéniennes à Pylos et Sphactérie, suivies des triomphes spartiates et thébains à Amphipolis et Délion en 424 av. J.-C.
421 av. J.-C.
Les deux camps, épuisés, signent la paix de Nicias, une trêve entre Athènes et Sparte qui est censée durer 50 ans.
415-413 av. J.-C.
Une expédition athénienne en Sicile tourne au désastre en raison d’erreurs tactiques. Cette défaite marque le début de l’échec athénien.
412 av. J.-C.
Pacte entre le général spartiate Lysandre et le prince perse Cyrus, qui se révèle crucial pour le dénouement de la guerre.
404 av. J.-C.
Après la défaite d’Aigos-Potamos (405 av. J.-C.), la cité d’Athènes, assiégée et sans ressources, capitule.
Crimes de guerre
Les militaires souffrent aussi de la cruauté de ce conflit exacerbé. Ainsi, avant la bataille d’Aigos-Potamos, en 405 av. J.-C., les Athéniens avaient coupé la main droite de leurs prisonniers, et l’amiral Philoclès avait ordonné de jeter par-dessus bord l’équipage des deux navires ennemis capturés. À Aigos-Potamos, Athènes subit la vengeance des Spartiates vainqueurs, qui tuent 3 000 prisonniers, dont Philoclès. Les morts ne surviennent pas seulement lors des batailles : après leur défaite en Sicile en 413 av. J.-C., 7 000 Athéniens sont emprisonnés dans les carrières de Syracuse, l’alliée victorieuse de Sparte. Ils y reçoivent un quart de litre d’eau et 500 grammes de nourriture par jour. Épuisés, malades et exposés aux intempéries, beaucoup meurent. La puanteur de leurs corps amoncelés, s’ajoutant à celle des excréments, est insupportable. Au bout de 70 jours, les survivants sont vendus comme esclaves.
La tragédie des réfugiés
Les révoltes civiles et les sièges occasionnent un grand nombre de réfugiés. S’ils survivent, les membres des factions vaincues doivent abandonner leur ville avec leur famille. Il en est de même avec les fugitifs : les hommes qui fuient pour des raisons politiques ou criminelles sont condamnés à mort par contumace, et leurs propriétés sont confisquées. Tous errent en quête d’un toit : les oligarques vont vers les cités de la ligue du Péloponnèse et les démocrates vers celles de la ligue de Délos. En cas de danger, ils se réfugient dans des temples, des bois sacrés ou des sanctuaires, en se présentant dans la posture du suppliant. Mais leurs ennemis ne respectent pas toujours la protection divine. Et bien que certains aient de quoi louer un logement, la majorité s’installent dans des campements aux conditions de vie difficiles.
Les pertes humaines
La mortalité causée par la guerre n’a aucun précédent. Certaines cités, comme Milos et Scione, ont perdu tous leurs hommes. Les pertes athéniennes sont plus importantes que celles de toute autre cité, car elle a été, au début du conflit, touchée par une épidémie de peste qui a probablement tué près d’un tiers de sa population. Lorsque la guerre s’achève, la moitié des hommes athéniens a péri.
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