Écriture tifinagh (H. Claudot-Hawad)

-2-Écriture libyque (G. Camps) 1107

35Utilisateurs contemporains des tifinagh, les Touaregs distinguent plusieurs âges historiques successifs qui placent leur écriture dans la continuité des signes libyques. Ils rejoignent ainsi l’hypothèse des chercheurs qui distinguent quatre grands types d’alphabet : le libyque oriental et le libyque occidental, les tifinagh anciens et les tifinagh récents (voir Chaker, 1984).
36Dans la mythologie touarègue, la création de l’écriture tifinagh est attribuée au héros civilisateur appelé Aniguran ou Amamellen*. Les inscriptions rupestres de ces tifinagh anciens sont extrêmement nombreuses. Elles comprennent quelques caractères qui ne sont plus en usage aujourd’hui. L’orientation des lettres détermine le sens à adopter pour la lecture qui peut suivre tous les cas de figure, serpentant de gauche à droite, de haut en bas, de bas en haut, linéaire ou spiralée. Il est possible de déchiffrer et d’épeler la majorité des mots tracés bien que leurs sens puisse échapper aux lecteurs d’aujourd’hui. Les déclarations commencent souvent par nek, « moi... ».
37D’une manière générale, cet alphabet ancien dont le témoignage rupestre est présent dans tout le pays touareg et se retrouve jusqu’à la falaise de Tegedit, à cent kilomètres au sud de l’Ayr, est considéré comme très proche des tifinagh actuels de l’Ahaggar et de l’Ajjer, parenté instaurant dans le passé un trait d’union entre les différentes confédérations qui ne se seraient particularisées ou diversifiées que plus tard.
38Arrivent ensuite les temps modernes où la quantité comme la qualité des gravures sur roche déclinent fortement. La forme de certaines lettres tifinagh a changé. Les phrases débutent plutôt par wa nek, « ceci, c’est moi... », seul indice parfois qui permet de les distinguer, si elles sont brèves, d’écritures plus anciennes.
TABLEAU DES TIFINAGH (alphabet touareg)

-2-Écriture libyque (G. Camps) 251

Utilisation des tifinagh
39En milieu nomade particulièrement, tout enfant apprend encore de nos jours à tracer les lignes et les courbes des tifinagh sur le sable.
40Répétant les gestes de leurs ancêtres, les jeunes bergers, les amoureux, les voyageurs, gravent avec un burin de pierre improvisé des lettres dans le rocher. Toutes générations confondues, ces messages une fois déchiffrés se ramènent le plus souvent à quelques déclarations d’amour et à des remarques de passants signalant une étape de route, la présence d’un point d’eau, d’un abri ou d’une piste. Ainsi, la localisation de ces témoignages rupestres s’intègre également à une pratique de l’espace. Pour les nomades, ces sites gravés représentent à la fois une marque du passé et des repères d’orientation spatiale signalant l’eau, le refuge ou la route, jalons indispensables à la survie dans le désert.
41S’il est vrai que les tifinagh n’ont jamais servi à transcrire ou à fixer par exemple l’histoire des tribus, les mythes d’origine ou les contes malgré le foisonnement de cette littérature demeurée orale, on ne peut cependant pas restreindre leur usage à cette manifestation rupestre. Sur des supports beaucoup plus éphémères comme alkad, désignant à la fois la face lisse du cuir et le papier, ou encore des omoplates de chameaux ou de vaches, cette écriture est couramment utilisée en particulier par les chefs de tribu pour comptabiliser l’impôt, par les caravaniers pour la répartition des marchandises et les sommes dues par chacun, enfin pour différents types de correspondance. Ces documents une fois périmés sont le plus souvent jetés. Le nomade ne s’encombre pas de bagages. Cette absence d’archives explique peut-être l’ignorance ou la sous-estimation des spécialistes quant à cette utilisation très vivace des tifinagh.
Variantes de l’alphabet
42Si d’une région touarègue à une autre, la forme et le nombre des signes de l’alphabet peuvent changer, les textes restent en général mutuellement intelligibles car la plupart des différences graphiques suivent la logique des variations phonétiques dialectales. En 1985, je repérais vingt et un signes simples pour la tayrt et la tawellemmet contre vingt-cinq pour la tahaggart et la tadghaq, la différence correspondant aux consonnes emphatiques (ḍ, ṭ, ẓ) et palatisée (ğ) qui ne sont notées que dans les parlers du nord, tableau que l’on peut utilement comparer à celui produit en 1995 par M. Aghali Zakara.
Tifinaghs et gravures du col des « sandales » (tighatimin) Ahaggar

-2-Écriture libyque (G. Camps) 335
Tifinaghs et gravures du col des « sandales » (tighatimin) Ahaggar

Inscription sur un « chafasco » (brancard funéraire) de la nécropole d’El Hoyo de los Muertos, île de Hierro (Canaries), d’après D. Cuscoy et L. Galand

-2-Écriture libyque (G. Camps) 430

Carte dressée par Mamma ag Ghali Issaqqamarène, d’après M. Reygasse

-2-Écriture libyque (G. Camps) 528

-2-Écriture libyque (G. Camps) 618

L’invention des voyelles
43Le véritable obstacle à l’extension des tifinagh, tel qu’il est ressenti par la majorité des Touaregs, est en fait leur caractère consonantique, alors que les voyelles jouent un rôle important dans les oppositions lexicales. Par exemple ïo rend compte de mots aussi divers que agar (nom d’un arbre non épineux), égur (renard), egur (mouton castré). Seul le contexte peut permettre de choisir la signification convenable dans un message donné.
44Pour retrouver le sens des mots ainsi transcrits, une technique de lecture rythmée et chantée (appelée alawey ou talaweyt qui désigne à la fois la ligne de caravane, le gémissement de douleur et la mélodie) est adoptée, basée sur la répétition de chaque groupe consonantique avec des voyelles différentes jusqu’à ce qu’entraînés par ce fil conducteur, les sons s’enchaînent en une phrase signifiante et cohérente. Ces difficultés d’interprétation de l’écriture tifinagh ne sont pas négligeables et ont suscité plusieurs tentatives novatrices intéressantes qui poursuivaient le même but : doter l’alphabet de voyelles.
45Cette idée a, du reste, germé simultanément dans plusieurs régions, donnant lieu à des propositions variées (voir pour la description de certaines d’entre elles, Coninck et Galand, 1960 ; Claudot-Hawad, 1985, 1989 ; Louali, 1993). Ces tentatives disparates de créations de voyelles traduisaient le même besoin d’un passage à l’écrit plus intense ainsi que le refus des alphabets étrangers adoptés par les institutions étatiques. Le contact avec le monde moderne où l’écrit joue un rôle fondamental n’explique pas entièrement les efforts engagés pour perfectionner cet outil de communication et améliorer ses performances. En fait, lorsque sous des pressions multiples le tissu social se déchire comme c’est le cas chez les Touaregs aujourd’hui, la mise en scène littéraire sur le mode oral devient impossible : le public qui faisait écho aux œuvres a disparu, la circulation des idées et des pensées qui accompagnait celle des hommes est entravée. On comprend le dépérissement progressif des genres littéraires classiques tandis que les nouveaux courants n’ont pu naître qu’en se dégageant des registres anciens. Ces recherches sur l’alphabet sont allées de pair avec l’émergence d’une littérature d’auteur novatrice.
46L’usage des tifinagh vocalisés s’est répandu en particulier parmi les ishumar (terme d’emprunt au français « chômeur » qui désigne d’abord les jeunes gens partis en exil pour trouver du travail et plus récemment les combattants des fronts armés).
47La création d’une première matrice alphabétique tifinagh sur ordinateur a permis dès 1988 l’édition en caractères machine de plusieurs textes (voir par exemple l’édition tifinagh du petit journal touareg amnas ihgawgawen, « le chameau bègue »).
La littérature
48Sur le plan littéraire, rares sont les auteurs touaregs à avoir été édités. Le plus célèbre, Ibrahim Alkuni, a choisi la langue arabe comme mode d’expression, d’autres ont préféré le français (Alkhassan ag Baille, 1995, et plusieurs auteurs dont les manuscrits sont restés inédits). Seul Hawad, auteur d’une dizaine d’ouvrages parus depuis 1985 (recueils de poésie, romans) rédige ses manuscrits en langue touarègue notée en tifinagh vocalisés, textes qui font ensuite l’objet d’une traduction pour publication dans diverses langues. Le dernier livre de cet auteur paru en 1995 (Buveurs de braises) a pu, pour la première fois, être produit intégralement en édition bilingue (touareg noté en tifinagh vocalisés et traduction française). L’usage intensif de cet alphabet par Hawad a donné naissance au fil du temps à une écriture cursive. Les signes à point qui exigent le détachement de la plume ont subi les plus grandes transformations, mais ce passage du script au cursif n’implique pas d’autres changements que ceux épousés naturellement par un mouvement d’écriture plus rapide, ce qui les rend tout de même compréhensibles et facilement interprétables. D’autres initiatives de passage à une écriture cursive ont été opérées (voir Ghoubayd Alawjaly, in Claudot-Hawad 1988 ; Aghali-Zakara, 1993), apparemment dans une démarche plus volontariste, pour ne pas dire artificielle, dans la mesure où leurs concepteurs ne semblent pas avoir produit de textes ainsi notés.
49A partir des tifinagh cursifs, enfin, Hawad a développé, dans le prolongement de sa recherche poétique, une calligraphie originale, inventée « pour échapper à l’espace clos des mots ou en voiler le sens premier ». Exécutées sur des supports variés (cuir, papier, bois...) avec un roseau taillé, ces peintures ont donné lieu à de nombreuses publications et expositions. Elles marquent le début d’une vague artistique importante qui s’est développée récemment dans tout le milieu berbère avec une peinture moderne inspirée largement par la forme des tifinagh.

Tifinagh cursifs d’après Hawad.

-2-Écriture libyque (G. Camps) 716
Tifinagh cursifs d’après Hawad.

A l’origine, la rénovation de l’écriture tifinagh a été impulsée par des Touaregs qui ont utilisé les ressources endogènes, puisant ou inventant des solutions à partir des pratiques d’écriture déjà en usage dans leur société. Ainsi, les milieux qui utilisaient anciennement l’arabe pour noter le touareg ont adopté les voyelles arabes tandis que d’autres créaient des signes vocaliques, à partir des semi-voyelles tifinagh, avec une logique phonétique originale. Au contraire, les scolarisés en français ont opté pour une notation en caractères latins. Ces tentatives de modernisation des tifinagh ont suscité relativement peu d’intérêt chez les universitaires et les scolarisés qui, souvent, ont taxé l’emploi de cet alphabet de passéiste, incapable de s’adapter aux exigences modernes de la communication par écrit.
Calligraphie de Hawad

-2-Écriture libyque (G. Camps) 814

Mais l’attachement populaire à l’usage des tifinagh, chargés d’une valeur affective très forte, loin de s’estomper s’est confirmé, participant au rejet de la logique étatique centralisatrice. Comme l’exprime un chant touareg : « l’arabe et le français, ce n’est pas que nous ne les connaissons pas, nous ne les aimons pas, nous écrirons la page en tifinagh et ils s’effaceront » (Claudot-Hawad, 1989). Cette affirmation identitaire et le danger qu’elle peut représenter sur le plan politique ont été si bien perçus que la « normalisation » et le contrôle de cette écriture est devenu un enjeu « culturel » et politique important sur le plan national, transnational et international, au même titre que l’ont été tous les modes d’expression de la résistance touarègue à l’ordre des États (coloniaux ou postcoloniaux). Aujourd’hui, ce projet de rénovation de l’écriture en est venu à mobiliser à la fois les universités et les organismes d’aide humanitaire, chacun cherchant à imposer une version unique de l’alphabet, dans une belle reproduction du schéma jacobin, centralisateur et intégrationiste. Le pluralisme des systèmes de notation, pas encore unifiés par l’usage, est fermement combattu. Certains, et c’est un comble, ont introduit comme solution moderne chez les Touaregs les neo-tifinagh kabyles ! Pour l’instant, aucun lien n’existe entre d’une part les utilisateurs véritables des tifinagh, qui par cette pratique même luttent pour leur autonomie culturelle et politique, et d’autre part ceux qui veulent fixer, au nom de la rationalité moderne, la forme de cet alphabet. En creux, se profile la signification politique de ces démarches, expliquant une bonne partie des hiatus et des silences portés sur les expériences multiples et fournies de rénovation de l’écriture qui se sont développés en milieu touareg indépendamment des institutions et de leur contrôle.
Écriture (graphie arabe) (S. Chaker)
52Très tôt après la conquête arabe et l’islamisation de l’Afrique du nord, les Berbères ont utilisé l’alphabet arabe pour noter leur langue. Les sources arabes (et les rares documents qui nous sont parvenus) attestent de la diffusion de cette pratique et de sa durée. Tous les royaumes islamo-berbères du Moyen Âge – dès le milieu du viiie siècle – ont utilisé l’alphabet arabe pour noter le berbère : Kharéjites (Rostémides, 750-909) de Tahert et les petites communautés ibadites qui en sont issues (Mzab, Ouargla, Djerba, Djebel Nefoussa), Barghaouata du Tamesna marocain (742-1148), Almoravides (1055-1146), Almohades (1125-1269)... pour ne citer que les plus importants. Les historiens et descripteurs arabes du Maghreb mentionnent l’existence de traités juridiques (manuels de droit musulman), textes scientifiques (médecine, pharmacopée, botanique, astronomie, généalogie et histoire) et théologiques (catéchismes et textes d’exhortation religieuse) rédigés en langue berbère, et même des traductions ou adaptations du Coran en berbère (chez les Barghaouata et peut-être chez les Almohades). De toute cette production médiévale berbère écrite en caractères arabes, il ne nous est parvenu que des bribes : mots isolés, listes de noms propres, phrases isolées, fragments divers cités par les historiens arabes ou insérés dans des documents rédigés en langue arabe, comme ceux des Documents d’histoire almohade de Lévi-Provençal (xiie siècle) ou ceux intégrés dans les documents ibadites, généralement plus tardifs (Cf. Motylinski, Lewicki). Comme texte de quelque ampleur, on ne connaît guère que le manuscrit de la Mudawwanna d’Ibn Ghanem (mort en 1279), découvert à Zouagha en Libye par Motylinski ; il s’agit d’un manuel de droit coranique (prière, jeûne, dîme, mariage, divorce et donation).
53Il y a donc bien eu, au Moyen Âge, une dynamique d’appropriation de l’écriture arabe par les Berbères, comparable à celle qui s’est produite dans les domaines turc et iranien en Asie mineure et centrale. Mais ce processus n’a manifestement pas abouti : nulle part ne s’est constituée une véritable tradition écrite du berbère en caractères arabes, stabilisée et socialement significative. Et l’essentiel de ce patrimoine scripturaire en alphabet arabe a disparu avec les formations politiques qui l’ont initié.
54Pourquoi donc ce naufrage quasi général ? Sans doute faut-il y voir la conséquence de la conjonction de plusieurs facteurs :
- D’une part, il n’existait pas à l’arrivée des Arabes, de tradition solide de l’écrit chez les Berbères, contrairement à ce qui prévalait dans le monde perse. On sait que le libyque est toujours resté une écriture aux usages très limités et qu’il n’a pas servi de support à une littérature ou à une quelconque pratique scripturaire importante.
- D’autre part, en raison de l’instabilité des formations politiques berbères du Moyen Âge, il a manqué la continuité nécessaire à la constitution définitive d’une tradition écrite.
- Enfin, l’arabisation en profondeur de l’Afrique du nord à la suite de l’arrivée de populations arabophones à partir du xie siècle, a définitivement bloqué toute possibilité de stabilisation et de développement de ces pratiques graphiques.
55Pour ce qui est des données plus récentes, modernes et contemporaines, l’usage de l’alphabet arabe pour transcrire du berbère est attestée dans toutes les régions berbérophones, mais, le plus souvent de manière sporadique et peu systématique. En fait, dès que l’on passe dans la sphère de l’écrit, c’est, depuis des siècles, presque toujours la langue arabe elle-même, qui est utilisée (ou le français depuis la colonisation française). La seule exception notable à cette règle est représentée par le domaine chleuh au Maroc ; la pratique de l’écrit berbère en alphabet arabe y est restée vivace et l’on connaît des manuscrits arabo-berbères importants (par leur taille et leur impact social et culturel) au moins depuis le xviie siècle. On notera que cette région correspond au berceau historique et ethnique des Almohades. Bien qu’il y ait, pour ce qui est des documents connus, un hiatus de plusieurs siècles entre cette dynastie et les premiers manuscrits chleuhs, on peut supposer une continuité de l’usage de l’alphabet arabe dans cette région.
56En pays chleuh, cette pratique faisait l’objet d’un véritable enseignement formalisé, dans le cadre de la formation reçue et dispensée par les talebs, dans les zaouias et médersas. L’enseignement religieux lui-même se faisait partiellement en langue berbère. Et beaucoup de textes proprement littéraires (poésie) ont été fixés à l’écrit depuis des générations et circulent sous cette forme (Cf. H. Basset, 1920 ; Stroomer, 1992). L’essentiel de ce patrimoine écrit chleuh est d’inspiration religieuse et était destiné à fournir aux populations berbérophones une vue d’ensemble – et des outils pratiques – de la doctrine islamique : traités religieux et juridiques, poèmes d’édification religieuse comme ceux d’Awzal qui compose au début du xviiie siècle (Al-Hawd, L’océan des pleurs ; Cf. Luciani et Stricker)... Mais les poètes professionnels itinérants de la société traditionnelle utilisaient également la graphie arabe pour fixer leur répertoire (Cf. Boogert & Stroomer 1993, pour des documents édités récemment). Une telle situation ne semble pas avoir existé ailleurs, où les traces d’un écrit berbère sont toujours ténues, sporadiques et le plus souvent individuelles (aide-mémoires à usage personnel que pouvaient se constituer certains lettrés par exemple).
57Il conviendra cependant de ne pas exagérer l’importance de cette tradition scripturaire chleuh : parce que, d’une part elle est toujours restée l’apanage de milieux restreints, lettrés ayant, dans tous les cas, reçu une formation en langue arabe et de ce fait, elle n’a jamais eu une diffusion large dans la société ; d’autre part, elle fonctionne plutôt comme adjuvant, aide-mémoire à une tradition culturelle et littéraire qui reste fondamentalement orale. Sécurité, protection contre l’oubli ou les défaillances de la mémoire donc, plutôt que véritable tradition littéraire écrite. Une incidence fonctionnelle très nette de ce statut de marginalité peut être décelée dans les imperfections techniques très graves de cette graphie, tant au niveau des fluctuations de la notation des voyelles, qu’en ce qui concerne la segmentation des énoncés qui est très aléatoire, voire même impensée. Cette dernière caractéristique en rend le décodage laborieux ; la lecture atteint difficilement un niveau de fluidité satisfaisant et il s’agit, dans la pratique concrète, plutôt de décryptage et d’épellation que de lecture véritable, qui suppose une reconnaissance visuelle globale quasiment immédiate des segments (on se reportera à ce sujet aux remarques très intéressantes de A. El Mountassir, 1994). Au fond, sur le plan de l’efficacité de la réception, la graphie traditionnelle arabe du chleuh est à peine plus élaborée et fonctionnelle que la tradition libyco-tifinagh...
58Les écrivains contemporains chleuhs utilisent quasiment tous l’alphabet arabe pour écrire leurs œuvres (poésies, pièces de théâtre, nouvelles, textes de vulgarisation, manuels grammaticaux...) : Akhiat, Moustaoui, Id Belkacem, Safi, Chafik... Mais il est difficile de considérer cette pratique comme une continuation de la graphie traditionnelle chleuh : tous les auteurs s’inspirent directement des canons graphiques de l’arabe classique, qu’ils ont appris à l’école, et non de la pratique proprement chleuh. Il y a en fait, au niveau du système de représentation, une rupture totale par rapport à celle-ci. Les graphies contemporaines arabes du tachelhit sont donc plutôt une retombée de la scolarisation moderne en arabe classique qu’une relance du vieil usage local, qui n’a pas débordé la sphère des clercs et poètes ruraux de formation traditionnelle.
59Bien que les publications se soient multipliées depuis une vingtaine d’années, ces graphies actuelles sont encore assez fluctuantes et peu satisfaisantes, dans leur principe (hésitation entre la représentation phonétique et la représentation phonologique), dans la représentation des phonèmes spécifiques au berbère et, surtout, pour ce qui est du problème clef de la segmentation où les pratiques sont fort diverses. Il est manifeste que ces graphies arabes actuelles du berbère n’ont pas bénéficié de la lente maturation et de l’influence de la recherche universitaire qu’a connu pour sa part la notation usuelle en caractères latins.
60Quant à l’avenir, malgré son historicité, il n’est pas acquis que la graphie arabe du berbère s’impose dans l’usage courant au Maroc puisque cette pratique est désormais vivement concurrencée, même dans le milieu chleuh (dans les associations notamment), par la notation latine. On signalera qu’en Algérie, l’usage de l’alphabet arabe n’est pas totalement absent, notamment dans la production des auteurs contemporains mozabites ; mais l’alphabet latin, généralisé depuis longtemps pour la graphie usuelle du kabyle, peut être considéré comme tout à fait prédominant dans ce pays.





https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/2125?fbclid=IwAR3zPg7RGcZRJOupbWbJM5hyTNsPfbaJhOhJ2o0MloxvY7kvYTgnTwgb6Zk#tocfrom1n1