Le Printemps Amazigh: des officiels du pouvoir se souviennent… aussi[1]. Par Said DOUMANE
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Le temps passant, les langues se délient. Il faut s’en réjouir même si l’histoire du Printemps Amazigh, comme celle du mouvement national de libération risque d’être galvaudée, triturée, voire falsifiée jusqu’à la vider de sa substance et de son potentiel libérateurs.
Tous les témoignages sont bons à prendre mais il appartient d’abord aux acteurs impliqués directement ou indirectement dans le mouvement, aux observateurs attentifs puis aux spécialistes (historiens, politologues, sociologues…) d’établir la véracité des faits, les rôles et les responsabilités des acteurs, individuels et collectifs et d’en extraire les déterminants sociopolitiques et culturels.
De l’autre côté du miroir
Mon propos dans cet article consiste à revenir sur les déclarations ou témoignages de trois personnalités importantes du pouvoir algérien, importantes de par les hautes fonctions officielles  qu’elles assuraient lors de la révolte kabyle de 1980 et de leurs implications dans sa « gestion » et sa répression. Ces trois personnalités peuvent être citées nommément dès lors qu’elles ont écrit et signé  leurs témoignages en conscience et en toute liberté. Il s’agit de Mr Hamid  SIDI SAÏD, Wali de Tizi-Ouzou, Mr Abdelhak BERERHI, Ministre de l’enseignement supérieur et de Mr El Hadi KHEDIRI, Directeur général de la Sûreté nationale.
Ces  déclarations ou témoignages portés exceptionnellement[1] à la connaissance du public par leurs auteurs, sont intéressants à lire, interroger, commenter ou analyser non pas pour ce qu’ils sont susceptibles d’apporter de nouveau en matière d’information ou de divulgation de  secrets (ils ne nous apprennent quasiment rien de ce que nous ne savions déjà) mais par ce qu’ils peuvent signifier politiquement et psychologiquement sur l’état d’esprit des gouvernants et des mécanismes  de gouvernance de la société. Dans ce genre d’exercice analytique, la prudence et le recul dans le temps sont d’un bon conseil pour ne pas tomber dans des jugements inappropriés  à l’endroit d’hommes qui ont assuré de hautes responsabilités politiques  dans un système dont ils furent, peut-être, des victimes eux aussi. Les commentaires anachroniques sont souvent source de jugements…inconscients ! Comme partout en régime autoritaire ou despotique, les hommes qui ont servi les pouvoirs, après leur retrait toujours involontaire et parfois leur déchéance, finissent la plupart du temps dans le regret, la déprime ou le déni et surtout dans le silence.
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Cette digression faite, revenons aux discours de nos trois responsables dont je vais essayer de pointer ce qui me semble être le plus significatif. A cette fin, j’opte pour deux approches convergentes : a/ ressemblances et invariants implicites b/ dires  et aveux quasi explicites.
a/ En première analyse, on peut tirer, me semble-t-il, un premier  enseignement à partir des intitulés de leurs articles tant ils révèlent d’emblée un profond trouble politique, sinon existentiel. Des manquements à l’éthique, des fautes ou des dérives difficiles à assumer. En effet, ces intitulés reflètent des états d’âme saisissants :
H. SIDI SAïD : un wali dans la tourmente du « printemps berbère »
A. BERERHI : un détonateur démocratique : témoignage, analyses et réflexions
E. KHEDIRI : comment nous avons évité la fracture
En effet, ces énoncés sont assez parlants. Mais c’est en entrant un peu plus profondément dans les textes qu’illustrent ces titres, qu’on peut entrevoir les profils politiques et psychologiques de leurs auteurs qui, en obligés et affidés du système qu’ils servent bon gré, mal gré, ont du mal à cacher leurs déchirures intérieures. Broyés eux-mêmes par ce système, ils se rendent compte, dans les moments paroxystiques, du rôle de rouage ou d’instrument qu’ils jouent dans la machine répressive. Le cas le plus dramatique est El Hadi KHEDIRI : voilà un homme qui a subi l’incarcération et la torture dans le sinistre pénitencier de Tazoult-Lambèse juste après l’indépendance, qui devient lui-même chef de la police une vingtaine d’années plus tard et donc responsable direct ou indirect des arrestations et des sévices qu’ont subis ses compatriotes. Trente ans plus tard, désabusé, il écrit ;  » En prenant la direction de la police, j’ai essayé de modifier son fonctionnement en changeant le personnel d’encadrement. Etait-ce suffisant ? Avec le recul je me rends compte que non. Pour réformer la police et l’amener à agir dans la légalité, il faut que la légalité règne dans tous les secteurs. Pourra-t-on arriver un jour ? Trente ans après le printemps berbère, le pays n’est pas sorti de l’auberge. Il y’a eu octobre 1988, il y’a eu la décennie 1990… »[2] Une véritable tragédie pour un homme qui, bachelier  » mathématiques » en 1955 et inscrit pour des études scientifiques à l’université d’Alger,  a opté pour le maquis en 1956.
Aspiration infernale
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Les deux autres hauts fonctionnaires ne sont guère en reste, même s’ils ne relèvent pas directement des services de répression. Ils étaient à l’origine formateurs (l’un, H.S.S, était directeur d’école, l’autre, A.B, professeur d’histologie-embryologie) et se retrouvent quelques années plus tard insérés dans une machine politico-bureaucratique  qui les a éloignés de leurs vocations premières. A. BERERHI  a beau dénoncé l’arabisation de l’enseignement ou ce qu’il a qualifié de « mauvais départ pris à l’indépendance avec la fameuse phrase ; nous sommes des arabes, nous sommes des arabes, nous sommes des arabes » [3], la faillite de l’école algérienne, « l’Etat a terriblement failli à l’école »[4], il ne peut s’exonérer de sa responsabilité dans l’effondrement de l’université algérienne dont il fut ministre. Quant à H. SIDI SAÎD, en tant que Wali, il ne peut décemment occulter sa responsabilité dans l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne en mars 1980 au Centre Universitaire de Tizi-Ouzou.[5] Selon lui, c’est le chef du FLN, Mohamed Salah YAHIAOUI, qui a pris la décision de cette interdiction mais il ajoute, naïf ou dépassé : « le motif de cette décision étant le risque de trouble à l’ordre public, c’est donc au Wali de prendre les mesures nécessaires pour que M. Mouloud MAMMERI ne se présentât pas au Centre Universitaire« [6].
Au total, les trois autorités, chacune à son niveau, tentent de minimiser autant que faire se peut leurs responsabilités dans la répression du « printemps berbère » tout en avouant à demi-mots leur impuissance devant une logique de pouvoir qui les dépasse !
b/ En second lieu, il s’agit de faire ressortir à travers les dires et les affirmations de ces dirigeants, leur malaise devant  des faits et des situations qui titillèrent  leurs consciences. Citations :
H. SIDI SAÏD ; « …quand plusieurs établissements étaient la proie des flammes et la ville de TIzi-Ouzou isolée, j’ai senti terriblement le poids de ma responsabilité lorsque le Premier Ministre Si ABDELGHANI à la fin d’une longue communication me posa la question fatidique de savoir si avions besoin de renforts. Autrement dit fallait-il faire appel à l’armée ? J’avais répondu après quelques moments d’hésitation que ce n’était pas nécessaire.[7]
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A. BEREHI :  » Le dialogue fut établi dès le début, tant par le Wali SIDI SAÏD qui fit preuve d’un grand sens d’écoute et de responsabilité, ainsi que par moi-même à TIzi-Ouzou et Alger. Cette démarche prit le pas sur la démarche répressive et contribua beaucoup à l’apaisement. Sans exagération aucune, un bain de sang fut certainement évité, contrairement à ce qui arriva en 2001… »[8].
E. KHEDIRI :  » Au plus fort des affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants certains responsables insistaient pour envoyer l’armée. Kasdi MERBAH qui était secrétaire général du ministère de la défense nationale et moi-même étions fermement opposés ».[9]
Tous les trois essaient de justifier ou d’expliquer leurs actions ou  leurs inactions  en faisant valoir, à tort ou à raison, qu’ils n’étaient que de simples exécutants d’ordres et de décisions émanant de leur hiérarchie et dont ils ignoraient parfois l’origine des donneurs d’ordre. Exemples :
H. SIDI SAÏD :  » Le Mouhafedh et moi-même avons fait un exposé sur l’évolution de la situation, en réaffirmant notre volonté de continuer à sensibiliser tous ceux qui pourraient apporter leur contribution au retour au calme. Après notre intervention nous fûmes invités à nous retirer  et à attendre dans les salons du palais ZIROUT Youcef. Nous n’avons pas pris au débat qui se prolongea jusqu’à 23 heures, heure à laquelle Mohamed Salah YAHIAOUI nous reçut pour nous annoncer la décision d’évacuer le Centre universitaire le 20 avril au matin. Il nous précisera que les services de sécurité avaient été instruits pour prendre les dispositions nécessaires. »[10]
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A. BERERHI : « L’intervention des forces de l’ordre fut évoquée pour évacuer le centre universitaire. Je m’y opposai catégoriquement, évoquant notamment les franchises universitaires à respecter et les conséquences négatives qui en découleraient. Je fus suivi par mes collègues ministres ainsi que par le responsable de l’UGTA et le Wali (…). En fait la décision a été prise  contre notre avis et à notre insu… »[11].
E. KHRDIRI :  » le soir du 19 avril, une réunion présidée par le premier ministre avait regroupé les chefs des différents services de sécurité : Yazid ZERHOUNI, chef de la sécurité militaire, Mustapha CHELLOUFI, commandant de la gendarmerie nationale, et moi-même pour la DGSN. Ordre du jour : nous donner des instructions pour rétablir l’ordre dans les facultés occupées. J’avais essayé d’expliquer la situation en la dédramatisant, et tenté de convaincre que la force n’était pas la solution appropriée. Donner l’assaut aux campus pour en déloger brutalement les étudiants risquait de déboucher sur une grave erreur. En vain. Devant mon insistance, le premier ministre m’avait violemment pris à partie. J’en ai marre de vous entendre chaque fois me donner des leçons, répétait-il en colère. Puis il quitta la réunion »[12].
Du malaise et du mal-être  que provoque le sentiment d’impuissance, nos trois responsables finissent par exprimer, mais a postériori et dans des termes contenus, un certain questionnement   intérieur (problème de conscience ?) qui les pousse à poser, du moins à effleurer les travers politiques et idéologiques qui rongent leurs pays. Ils suggèrent même, à de mi-mots, des problématiques   que les militants du mouvement berbère  désignent par les expressions de  question nationale et de  refondation de l’Etat algérien. Citations :
H. SIDI SAÏD : « Dans cette contribution, j’ai essayé de relater les faits tels que je les ai vécus comme représentant de l’Etat dont la responsabilité était pleinement engagée, même quand les décisions qui avaient déclenché ou précipité les évènements avaient été prise à d’autres niveaux (….). Je pense avoir accompli cette mission avec la profonde conviction de celui qui était le seul à mesurer le double  prix  de son éventuel échec : pour le haut responsable investi  de la confiance inappréciable de l’Etat algérien, et pour le fils de la région, connaissant parfaitement ce que la Kabylie ne pardonne jamais à ses enfants »[13].
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A. BERERHI : « Avril 80 déclencha un profond mouvement démocratique qui se prolongea et s’accentua avec le temps face à un pouvoir qui, par son seul souci de perdure coûte que coûte, permit aux germes de la radicalisation de se développer (….). La refondation de l’Etat et de toutes ses structures et institutions s’impose, avec un Etat de droit, de libertés, de justice sociale, ainsi que le recouvrement de la souveraineté du peuple, comme y rêvaient les artisans et les combattants du 1er novembre 1954″[14].
E. KHEDIRI : « La méfiance à l’égard du particularisme kabyle remonte à ce qu’on a appelé le berbérisme des années 1940, elle s’était prolongée durant la Révolution et le Congrès e la Soummam (….). Pourquoi alors cette singularisation de la Kabylie ? Lorsque j’étais au pouvoir, je ne comprenais pas la méfiance que suscitait cette région chez certains responsables qui multipliaient les mises en garde contre les dangers qu’elle puisse représenter. En apprenant l(interdiction, par certaines autorités locales, de la conférence de Mouloud Mammeri, j’étais furieux. L’opération était télécommandée d’Alger »[15] .
Je conclus cette incursion dans les écrits des protagonistes officiels du « printemps berbère » en faisant remarquer qu’après la répression d’avril 1980 et celles qui ont suivi (1985, 1988, années 1990, 2001… et celles en cours depuis 2019, les souffrances des victimes n’ont guère ébranlé les consciences des responsables. Diluer sa responsabilité dans le fonctionnement d’un système impersonnel et sans visage est un argument bien commode.

*Professeur d’université à la retraite, ancien vice-recteur de l’Université Mouloud Mammeri, Tizi-Ouzou. Ancien animateur du Mouvement culturel Amazigh.


Source : sites Internet